À Monsieur Jules Janin

Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Texte établi par Jacques Crépet, Louis Conard, libraire-éditeurJuvenilia, Œuvres posthumes, Reliquiæ. I (p. 223-233).

Lettre à Jules Janin

[Premier projet.]



A Monsieur Jules Janin

A propos du feuilleton (signé Eraste)

Sur Henri Heine et la Jeunesse des Poètes

Lui aussi, lui-même, "il savait comment on chante et comment on pleure ; il connaissait le sourire mouillé de larmes, etc."

Comme c’est extraordinaire, n’est-ce pas, qu’un homme soit un homme ?

Catilina écrit au sénateur Quintus Cecilius avant de prendre les armes : "Je te lègue ma chère femme Orestilia et ma chère fille…"

Mérimée (Mérimée lui-même !!!) ajoute : "On éprouve quelque plaisir et quelque étonnement à voir des sentiments humains dans un pareil monstre."

Comme c’est extraordinaire qu’un homme soit un homme !

Quant à toutes les citations de petites polissonneries françaises comparées à la poésie d’Henri Heine, de Byron et de Shakspeare, cela fait l’effet d’une serinette ou d’une épinette comparée à un puissant orchestre. Il n’est pas un seul des fragments d’Henri Heine que vous citez qui ne soit infiniment supérieur à toutes les bergerades ou berquinades que vous admirez. Ainsi, l’auteur de l’Ane mort et la Femme guillotinée ne veut plus entendre l’ironie ; il ne veut pas qu’on parle de la mort, de la douleur, de la brièveté des sentiments humains : "Ecartez de moi les images funèbres ; loin de moi tous ces ricanements ! Laissez-moi traduire Horace et le savourer à ma guise, Horace, un vrai amateur de flonflons, un brave littératisant, dont la lecture ne fait pas mal aux nerfs, comme font toutes ces discordantes lyres modernes."

Pour finir, je serais curieux de savoir si vous êtes bien sûr que Béranger soit un poète. (Je croyais qu’on n’osait plus parler de cet homme.)

— Si vous êtes bien sûr que les belles funérailles soient une preuve du génie ou de l’honnêteté du défunt. (Moi, je crois le contraire, c’est-à-dire qu’il n’y a guère que les coquins et les sots qui obtiennent de belles funérailles.)

— Si vous êtes bien sûr que Delphine Gay soit un poète.

— Si vous croyez que le langoureux de Musset soit un bon poète.

Je serais aussi curieux de savoir ce que fait le nom du grotesque Viennet à côté du nom de Banville.

— Et, à côté d’Auguste Barbier, Hégésippe Moreau, un ignoble pion, enflammé de sale luxure et de prêtrophobie belge.

Enfin, pourquoi vous orthographiez Lecomte Delille le nom de M. Leconte de Lisle, le confondant ainsi avec le méprisable auteur des Jardins.

Cher Monsieur, si je voulais pleinement soulager la colère que vous avez mise en moi, je vous écrirais cinquante pages au moins, et je vous prouverais que, contrairement à votre thèse, notre pauvre France n’a que fort peu de poètes et qu’elle n’en a pas un seul à opposer à Henri Heine. Mais vous n’aimez pas la vérité, vous n’aimez pas les proportions, vous n’aimez pas la justice, vous n’aimez pas les combinaisons, vous n’aimez pas le rythme, ni le mètre, ni la rime ; tout cela exige qu’on prenne trop de soins pour l’obtenir. Il est si doux de s’endormir sur l’oreiller de l’opinion toute faite !

Savez-vous bien, Monsieur, que vous parlez de Byron trop légèrement ? Il avait votre qualité et votre défaut, — une grande abondance, un grand flot, une grande loquacité, — mais aussi ce qui fait les poètes : une diabolique personnalité. En vérité, vous me donnez envie de le défendre.

Monsieur, j’ai reçu souvent des lettres injurieuses d’inconnus, quelquefois anonymes, des gens qui avaient sans doute du temps à perdre. J’avais du temps à perdre ce soir, j’ai voulu imiter à votre égard les donneurs de conseils qui m’ont souvent assailli.

Je suis un peu de vos amis ; quelquefois même je vous ai admiré. Je connais à fond la sottise française, et pourtant, quand je vois un littérateur français (faisant autorité dans le monde) lâcher des légèretés, je suis encore pris de rages qui font tout pardonner, même la lettre anonyme.

Je vous promets qu’à la prochaine visite que j’aurai le plaisir de vous faire je vous ferai mon mea culpa, non pas de mes opinions, mais de ma conduite.

II

Monsieur, je fais ma pâture de vos feuilletons, — dans l’Indépendance, laquelle vous manque un peu de respect quelquefois et vous montre quelque ingratitude. Les présentations à la Buloz. Auguste Barbier à la Revue de Paris. Le Désaveu. L’Indépendance a des convictions qui ne lui permettent pas de s’apitoyer sur le malheur des reines. Donc je vous lis ; car je suis un peu de vos amis, si toutefois vous croyez, comme moi, que l’admiration engendre une sorte d’amitié.

Mais le feuilleton d’hier soir m’a mis en grande rage. Je veux vous expliquer pourquoi.

Henri Heine était donc un homme ! Bizarre. Catilina était donc un homme. Un monstre pourtant, puisqu’il conspir ait pour les pauvres. Henri Heine était méchant, — oui, comme les hommes sensibles, irrités de vivre avec la canaille ; par canaille, j’entends les gens qui ne se connaissent pas en poésie (le genus irritabile vatum).

Examinons ce cœur d’Henri Heine jeune.

Les fragments que vous citez sont charmants, mais je vois bien ce qui vous choque, c’est la tristesse, c’est l’ironie. Si J. J. était empereur, il décréterait qu’il est défendu de pleurer ou de se pendre sous son règne, ou même de rire d’une certaine façon. Quand Auguste avait bu, etc.

Vous êtes un homme heureux. Je vous plains, monsieur, d’être si facilement heureux. Faut-il qu’un homme soit tombé bas pour se croire heureux ! Peut-être est-ce une explosion sardonique, et souriez-vous pour cacher le renard qui vous ronge. En ce cas, c’est bien. Si ma langue pouvait prononcer une telle phrase, elle en resterait paralysée.

Vous n’aimez pas la discrépance, la dissonance. Arrière les indiscrets qui troublent la somnolence de votre bonheur ! Vivent les ariettes de Florian ! Arrière les plaintes puissantes du chevalier Tannhäuser, aspirant à la douleur ! Vous aimez les musiques qu’on peut entendre sans les écouter, et les tragédies qu’on peut commencer par le milieu.

Arrière tous ces poètes qui ont leurs poches pleines de poignards, de fiel, de fioles de laudanum ! Cet homme est triste, il me scandalise. — Il n’a donc pas de Margot, il n’en a donc jamais eu. Vive Horace buvant son lait de poule, son falerne, veux-je dire, et pinçant, en honnête homme, les charmes de sa Lisette, en brave littératisant, sans diablerie, et sans fureur, sans œstus !

A propos de belles funérailles, vous citez, je crois, celles de Béranger. Il n’y avait rien de bien beau, je crois. Un préfet de police a dit qu’il l’avait escamoté. Il n’y a eu de beau que Mme Collet bousculant les sergents de ville. Et Pierre Leroux seul trouva le mot du jour : "Je lui avais toujours prédit qu’il raterait son enterrement."

Béranger ? On a dit quelques vérités sur ce grivois. Il y en aurait encore long à dire. Passons.

De Musset. Faculté poétique ; mais peu joyeux. Contradiction dans votre thèse. Mauvais poète d’ailleurs. On le trouve maintenant chez les filles, entre les chiens de verre filé, le chansonnier du Caveau et les porcelaines gagnées aux loteries d’Asnières. — Croque-mort langoureux.

Sainte-Beuve. Oh ! celui-là, je vous arrête. Pouvez-vous expliquer ce genre de beauté ? Werther carabin. Donc contradiction dans votre thèse.

Banville et Viennet. Grande catastrophe. Viennet, parfait honnête homme. Héroïsme à détruire la poésie ; mais la Rime !!! et même la Raison !!! — Je sais que vous n’agissez jamais par intérêt… Donc, qui a pu vous pousser ?

Delphine Gay ! Leconte de Lisle. Le trouvez-vous bien rigolo, bien à vos souhaits, la main sur la conscience ? — Et Gauthier ? Et Valmore ? et moi ? — Mon truc.

Je présente la paraphrase du genus irritabile vatum pour la défense non seulement d’Henri Heine, mais aussi de tous les poètes. Ces pauvres diables (qui sont la couronne de l’humanité) sont insultés par tout le monde. Quand ils ont soif et qu’ils demandent un verre d’eau, il y a des Trimalcions qui les traitent d’ivrognes. Trimalcion s’essuie les doigts aux cheveux de ses esclaves ; mais si un poète montrait la prétention d’avoir quelques bourgeois dans ses écuries, il y aurait bien des personnes qui s’en scandaliseraient.

Vous dites : "Voilà de ces belles choses que je ne comprendrai jamais… Les néocritiques…"

Quittez donc ce ton vieillot, qui ne vous servira de rien, pas même auprès du sieur Villemain.

Jules Janin ne veut plus d’images chagrinantes.

Et la mort de Charlot ? Et le baiser dans la lunette de la guillotine ? Et le Bosphore, si enchanteur du haut d’un pal ? Et la Bourbe ? Et les Capucins ? Et les Chancres fumant sous le fer rouge ?

Quand le diable devient vieux, il se fait… berger. Allez paître vos blancs moutons.

A bas les suicides ! A bas les méchants farceurs ! On ne pourrait jamais dire sous votre règne : Gérard de Nerval s’est pendu, Janino Imperatore. Vous auriez même des agents, des inspecteurs faisant rentrer chez eux les gens qui n’auraient pas sur leurs lèvres la grimace du bonheur.

Catilina, un homme d’esprit, sans aucun doute, puisqu’il avait des amis dans le parti contraire au sien, ce qui n’est inintelligible que pour un Belge.

Toujours Horace et Margoton ! Vous vous garderiez bien de choisir Juvénal, Lucain ou Pétrone ; celui-là, avec ses terrifiantes impuretés, ses bouffonneries attristantes (vous prendriez volontiers parti pour Trimalcion, puisqu’il est heureux, avouez-le) ; celui-ci, avec ses regrets de Brutus et de Pompée, ses morts ressuscités, ses sorcières thessaliennes, qui font danser la lune sur l’herbe des plaines désolées ; et cet autre, avec ses éclats de rire pleins de fureur. Car vous n’avez pas manqué d’observer que Juvénal se fâche toujours au profit du pauvre et de l’opprimé ! Ah ! le vilain sale ! — Vive Horace, et tous ceux pour qui Babet est pleine de complaisances !

Trimalcion est bête, mais il est heureux. Il est vaniteux jusqu’à faire crever de rire ses serviteurs, mais il est heureux. Il est abject et immonde, — mais heureux. Il étale un gros luxe et feint de se connaître en délicatesses : il est ridicule, mais il est heureux. — Ah ! pardonnons aux heureux. Le bonheur, une belle et universelle excuse, n’est-ce pas ?

Ah ! vous êtes heureux, Monsieur. Quoi ! — Si vous disiez : je suis vertueux, je comprendrais que cela sous-entend : Je souffre moins qu’un autre. Mais non : vous êtes heureux. Facile à contenter, alors ? Je vous plains, et j’estime ma mauvaise humeur plus distinguée que votre béatitude. — J’irai jusque-là, que je vous demanderai si les spectacles de la terre vous suffisent. Quoi ! jamais vous n’avez eu envie de vous en aller, rien que pour changer de spectacle ! J’ai de très sérieuses raisons pour plaindre celui qui n’aime pas la mort.

Byron, Tennyson, Pœ et Cie.

Ciel mélancolique de la poésie moderne. Etoiles de première grandeur. Pourquoi les choses ont-elles changé ? Grave question que je n’ai pas le temps de vous expliquer ici. Mais vous n’avez même pas songé à vous la poser. Elles ont changé parce qu’elles devaient changer. Votre ami le sieur Villemain vous chuchote à l’oreille le mot : Décadence. C’est un mot bien commode à l’usage des pédagogues ignorants, mot vague derrière lequel s’abritent notre paresse et notre incuriosité de la loi.

Pourquoi donc toujours la joie ? Pour vous divertir, peut-être. Pourquoi la tristesse n’aurait-elle pas sa beauté ? Et l’horreur aussi ? Et tout ? Et n’importe quoi ?

Je vous vois venir. Je sais où vous tendez. Vous oseriez peut-être affirmer qu’on ne doit pas mettre des têtes de mort dans les soupières, et qu’un petit cadavre de nouveau-né ferait un fichu… (Cette plaisanterie a été faite cependant ; mais, hélas ! c’était le bon temps !) - il y aurait beaucoup à dire cependant là-dessus. — Vous me blessez dans mes plus chères convictions. Toute la question, en ces matières, c’est la sauce, c’est-à-dire le génie.

Pourquoi le poète ne serait-il pas un broyeur de poisons aussi bien qu’un confiseur, un éleveur de serpents pour miracles et spectacles, un psylle amoureux de ses reptiles, et jouissant des caresses glacées de leurs anneaux en même temps que des terreurs de la foule ?

Deux parties également ridicules dans votre feuilleton. Méconnaissance de la poésie de Heine, et de la poésie, en général. Thèse absurde sur la jeunesse du poète. Ni vieux, ni jeune, il est. Il est ce qu’il veut. Vierge, il chante la débauche ; sobre, l’ivrognerie.

Votre dégoûtant amour de la joie me fait penser à M. Véron réclamant une littérature affectueuse. Votre goût de l’honnêteté n’est encore que du sybaritisme. M. Véron disait cela fort innocemment. Le Juif errant l’avait sans doute contristé. Lui aussi, il aspirait aux émotions douces et non troublantes.

A propos de la jeunesse des poètes : Livres vécus, poèmes vécus.

Consultez là-dessus M. Villemain. Malgré son amour incorrigible des solécismes, je doute qu’il avale celui-là.

Byron, loquacité, redondance. Quelques-unes de vos qualités, Monsieur. Mais en revanche, ces sublimes défauts qui font le grand poète : la mélancolie, toujours inséparable du sentiment du beau, et une personnalité ardente, diabolique, un esprit salamandrin.

Byron. Tennyson. E. Pœ. Lermontoff. Leopardi. Espronceda ; — mais ils n’ont pas chanté Margot ! — Eh ! quoi ! je n’ai pas cité un Français. La France est pauvre.

Poésie française. Veine tarie sous Louis XIV. Reparaît avec Chénier (Marie-Joseph), car l’autre est un ébéniste de Marie-Antoinette. Enfin rajeunissement et explosion sous Charles X.

Vos flonflons français. Epinette et orchestre. Poésie à fleur de peau. Le Cupidon de Thomas Hood. Votre paquet de poètes accouplés comme bassets et lévriers, comme fouines et girafes. Analysons-les un à un. Et Théophile Gautier ? Et moi ?

Lecomte Delille. Vos étourderies : Jean Pharond. Pharamond. Jean Beaudlair. N’écrivez pas Gauthier, si vous voulez réparer votre oubli, et n’imitez pas ses éditeurs qui le connaissent si peu qu’ils estropient son nom. La versification d’une pièce en prose. Et vous y étiez. Le tic de Villefranche.

Tic congénital.

Fonction naturelle. Villefranche et Argenteuil.

Gascogne. Franche-Comté.

Normandie. Belgique.

Vous êtes un homme heureux. Voilà qui suffit pour vous consoler de toutes erreurs. Vous n’entendez rien à l’architecture des mots, à la plastique de la langue, à la peinture, à la musique, ni à la poésie. Consolez-vous, Balzac et Chateaubriand n’ont jamais pu faire de vers passables. Il est vrai qu’ils savaient reconnaître les bons.

Début. Ma rage. Pierre dans mon jardin où plutôt dans notre jardin.

(Dans l’article Janin.) Janin loue Cicéron, petite farce de journaliste. C’est peut-être une caresse au sieur Villemain. Cicéron philippiste. Sale type de parvenu. C’est notre César, à nous. (De Sacy.)

Janin avait sans doute une raison pour citer Viennet parmi les poètes. De même, il a sans doute une excellente raison pour louer Cicéron. Cicéron n’est pas de l’Académie, cependant on peut dire qu’il en est, par Villemain et la bande orléaniste.