À Messieurs les électeurs de la division de Rougemont/Chapitre VIII

VIII.


Je vais maintenant, Messieurs, appeler votre attention sur l’acte le plus audacieux de toute cette série d’indignités.

Comment les membres de l’administration actuelle sont-ils revenus au pouvoir ?

Comment se fait-il que M. Brown et ses collègues aient été obligés de se faire réélire pendant que M. Cartier et les siens ont tranquillement accepté des portefeuilles sans se soucier le moins du monde d’obtenir l’approbation de leurs constituants ?

Quand le Gouverneur eût forcé le Ministère Brown d’offrir sa résignation parce qu’il ne pouvait conduire les affaires du pays avec une Chambre factieuse et corrompue, qu’il convenait mieux aux vues de Son Excellence de conserver que de dissoudre. Son Excellence M. Galt pour lui former une administration.

Avant de l’appeler, Son Excellence savait mieux que personne que M. Galt refuserait :

1o. Parce qu’il ne lui était pas possible d’en former une, vu qu’il n’était à la tête d’aucun parti en Chambre :

2.o Parce qu’il était entendu entre M. Galt lui-même et ses collègues actuels qu’il remplacerait M. Cayley, qu’on sacrifiait sans pitié à l’opinion publique après l’avoir défendu comme un homme injustement attaqué.

Cet appel de M. Galt n’était qu’une continuation de la farce qui se jouait depuis huit jours, et Son Excellence ne faisait par là que dire aux niais : « Vous voyez bien qu’il faut absolument que je reprenne mes anciens ministres. Sans eux pas de ministère possible ». Et comme toujours les niais répondirent : « C’est la raison elle-même qui le dit ».

M. Galt dit donc à Son Excellence, ce que l’illustre Bertrand avait dit auparavant de son illustre ami Robert Macaire : « Votre Excellence veut un homme qui soit prêt à tout, eh bien, prenez, prenez, mon Honorable ami », en désignant M. Cartier. M. Cartier fût donc appelé. Mais M. Cartier avait à ménager les susceptibilités de son honorable ami M. McDonald qui était son supérieur huit jours auparavant. Il le supplia donc de vouloir bien accepter sur un pied d’égalité avec lui, ce à quoi l’Hon. M. McDonald se laissa fléchir, malgré, dit l’Hon. M. Cartier, que son honorable ami eût la plus grande répugnance à consentir enfin à accepter de nouveau un portefeuille. (Textuel.)

Qui osera douter maintenant de la profonde répugnance de l’Hon. M. McDonald, quand un homme aussi immaculé en fait d’intrigue que l’Hon. M. Cartier, affirme le fait de cette répugnance de son honorable ami ?

Comme le fait a péremptoirement prouvé la sincérité de la profonde répugnance de l’Hon. M. McDonald à accepter de nouveau un portefeuille !!

À quoi sert, après un pareil certificat, de dérouler sous les faits honteux que j’ai exposés ? Toute leur signification va peut être se trouver détruite par la seule affirmation gratuite d’un homme aussi sévère en fait de principes que l’Hon. M. Cartier !

En vérité tout est merveilleux dans la situation actuelle !

Voilà des hommes qui ressaisissent le pouvoir au moyen de la violation la plus évidente de la loi et en entachant leur propre honneur d’un scandaleux abus des serments d’office : ces hommes se font des compliments à tour de bras sur leur abnégation personnelle, leur désintéressement exemplaire, leur répugnance presqu’invincible à accepter le pouvoir : cela se fait à la face des représentants du pays qui acceptent ces protestations, approuvent ces compliments de touchante estime mutuelle entre charlatans ; et gardent leur sérieux, conservent leur sang froid devant cette colossale impudence !! Et on dira que les actionnaires de Robert Macaire n’ont pas laissé de successeurs ! Allons donc, vous voyez bien que cette race est impérissable !!

M. Cartier, aidé des répugnances de l’Hon. M. McDonald, ayant accepté la tâche de former une administration, et ayant cru devoir, par pur intérêt pour le pays, reprendre presque tous ses anciens collègues, il se présentait une question constitutionnelle et légale de la plus haute gravité, savoir :

« Ceux des membres du ministère McDonald qui revenaient au pouvoir comme membres du ministère Cartier, étaient-ils obligés de se présenter de nouveau à leurs Électeurs pour faire ratifier ou censurer leur acceptation d’un portefeuille. »

Le droit, la loi, la justice, la vérité, la moralité publique, l’honneur personnel, le devoir, la conscience disaient OUI !

La duplicité, l’esprit d’intrigue, la cupidité, l’ambition insatiable, le mépris de la constitution, de la loi, des droits des Électeurs, de la morale publique et de l’honneur disaient NON !!

Eh bien, le devoir a été foulé aux pieds, les droits des électeurs méprisés, la loi torturée, la justice outragée, la vérité méconnue, la morale publique défiée, l’honneur personnel renié, la conscience réprimée, pervertie, violée, anéantie par ces ministres qui se donnant mutuellement des coups d’encensoir sur les banquettes législatives et s’attribuent réciproquement toutes les vertus civiques !! et par la plus audacieuse perversion de l’esprit et de la lettre de la loi, Messieurs Cartier, McDonald et leurs collègues ont réellement accepté des portefeuilles sans se soucier le moins du monde de faire ratifier leur acceptation d’une charge publique par leurs constituants.

Voilà ce qui, à mon avis, constitue une usurpation de pouvoir flagrante, indéniable ; qui doit flétrir à jamais comme hommes publics ceux qui ont eu le triste courage d’en assumer la responsabilité ; qui, quoi qu’on en puisse dire, fait naître des doutes fondés même sur leur honneur comme citoyens ; qui jette même une ombre sur le caractère national, quand on voit cette usurpation acceptée, confirmée dans un pur esprit de parti par la majorité de la Chambre ; qui enfin aura nécessairement l’effet de démoraliser profondément le peuple parce qu’elle fait planer le soupçon et la défiance publique non seulement sur ceux qui ont failli, mais aussi sur ceux qui n’ont pas même eu occasion de faillir. Rien n’ébranle la confiance dans les hommes publics, rien ne propage le scepticisme en politique comme le mépris de la loi affiché sans pudeur par ceux qui font la loi. Une usurpation aussi flagrante que celle qui vient d’avoir lieu fait dire au peuple :

— « Ah bah ! la loi, la loi, ce sont ceux qui la font qui la respectent le moins ! »

Et l’Hon. M. Sicotte répond au peuple, avec ce ton dogmatique qu’on lui connaît : « Moralisons les hommes publics, c’est aujourd’hui notre plus pressant besoin. »

Et comment l’Hon. Monsieur les moralise-t-il ? En faisant cause commune, en s’alliant sans sourciller avec les violateurs de l’ordre et de la loi !!

Le système de moralisation de l’Hon. M. Sicotte consiste à prendre sa part de responsabilité dans la violation arbitraire de toutes les notions de droit constitutionnel ; dans l’escamotage des charges publiques ; dans le mépris du serment autorisé chez ses collègues et sanctionné comme politique légitime du ministère dont il fait parti ! Voilà le résultat, en fin de compte, de toutes les énonciations de principes, de toutes les tirades philosophiques, de toutes les phrases nébuleuses de l’Hon. Monsieur quand il nous promettait l’automne dernier de ne pas rester deux heures au ministère, si les choses n’allaient pas à son gré. Eh bien, elles ont été à son gré puisqu’il y est resté ! Continuons donc, messieurs, à examiner les choses, les actes, les faits, la tactique de parti, les moyens de gouvernement qui sont au gré de l’Hon. M. Sicotte !

C’est un principe reconnu et consacré depuis très longtemps dans la constitution anglaise qu’aucun homme ne peut être membre du Parlement et occuper en même temps une charge rémunérée par la Couronne. La seule exception tolérée dans l’application de ce principe est celle relative aux ministres qui sont à la fois officiers de la Couronne et mandataires du peuple, mais à la condition expresse que du moment qu’ils acceptent leurs charges, leurs sièges en parlement deviennent vacants, ce qui les oblige de se présenter de nouveau devant leurs constituants pour faire ratifier leur acceptation.

En un mot, un membre de la Législature qui accepte n’importe quelle charge publique salariée par la Couronne perd son siège par le seul fait de l’acceptation « et devient inéligible, » à moins que la charge acceptée ne soit celle de ministre, « seul cas » auquel la loi, « par exception, » ne le déclare pas inéligible et lui permet de se présenter de nouveau devant ses constituants qui peuvent le réélire s’ils le jugent à propos.

Ainsi les Ministres ne peuvent légalement et légitimement rester Ministres qu’à la « condition absolue » d’être réélus après leur acceptation de leur charge.

Sans la réélection, leur maintien dans leur charge constitue une flagrante usurpation de pouvoir.

Ceci est incontestable et incontesté.

Dans la pratique, néanmoins, on crut voir que la loi était un peu trop rigide parce qu’elle ne permettait même pas à un Ministre de passer d’un département dans un autre sans se faire réélire. On s’accorda à penser qu’il vaudrait mieux, afin d’utiliser mieux les aptitudes diverses des membres d’une même administration, permettre à un Ministre de changer de département dans le cas d’une vacance, ou même à deux Ministres d’échanger leurs départements dans le cas où ils seraient mieux qualifiés l’un et l’autre à remplir la charge qu’ils recevraient en échange de celle qu’ils occupaient d’abord.

On introduisit en conséquence dans la loi qui pourvoit à l’indépendance de la Législature une clause ainsi conçue :

« Pourvu toujours que chaque fois qu’une personne remplissant la charge de Procureur-général, Inspecteur-général, Secrétaire de la Province, Commissaire des Terres de la Couronne, Procureur Général, Solliciteur-Général, Commissaire des Travaux Publics, Orateur du Conseil-Législatif, Président des Comités du Conseil Exécutif, Ministre de l’Agriculture ou Maître Général des Postes, et étant en même temps membre de l’Assemblée législative ou membre élu du Conseil Législatif, résignera sa charge, et dans un mois après sa résignation acceptera une autre des dites charges, elle ne rendra pas par là son siège vacant dans la dite Assemblée Législative ou dans le dit Conseil. »

Quelle était l’intention du Législateur en introduisant cette clause dans la loi ?

La voici :

l°. Une vacance peut avoir lieu, dans un ministère, par résignation, mort ou autrement. Dans ce cas, l’administration, au lieu de remplir la charge vacante par un membre nouveau, peut préférer la donner, en vue de plus d’aptitude, par exemple, à l’un de ses anciens membres. Cela ayant lieu, cet ancien membre peut résigner la charge qu’il occupait d’abord, et accepter la charge vacante sans se faire réélire.

2.o Il peut arriver qu’une administration, en vue du bien public — car la loi ne peut jamais avoir pour but de favoriser une intrigue de parti — juge nécessaire, sans changer de personnel, d’opérer un changement dans la distribution des charges. Un de ses membres, par exemple, aura été placé aux Travaux Publics, un autre aux Postes et, après essai, on aura découvert que leurs aptitudes respectives les rendent plus propres à remplir la charge occupée par l’autre ; dans ce cas, chacun d’eux peut, dit-on, résigner sa charge et accepter l’autre sans réélection.

Quant à cette seconde intention, je suis disposé à l’admettre, mais je pense que la clause, interprétée strictement, ne la démontre pas péremptoirement, car la loi se sert de l’expression « une personne » et si le législateur avait eu en vue plusieurs changements, même en les réduisant à deux, il aurait du dire « une ou plusieurs personnes occupant les charges, etc., etc.

Ainsi sur la seconde intention attribuée au législateur, il peut y avoir des doutes raisonnables et légitimes par suite même de l’expression, et que c’est une règle absolue, dans l’interprétation des lois, qu’une clause exceptionnelle doit être interprétée strictement. Néanmoins ceux qui ont dressé la loi affirmant les deux intentions, on peut les accepter toutes deux comme ayant présidé à la rédaction de la loi, d’autant plus que la seconde ne contient en elle-même rien qui répugne absolument à l’esprit de la constitution ou à l’intention bien constatée du législateur.

Maintenant peut-on aller au delà, et dire que cette clause permettrait à tous les membres d’une administration de changer mutuellement de charges ?

Évidemment non, parce qu’une pareille éventualité ne pouvait être, et en effet n’a pas été prévue. Il répugne au simple bon-sens de croire à la possibilité de la formation d’une administration dont aucun membre n’aurait d’aptitude à remplir la charge qui lui aurait été assignée.

Évidemment, quand on forme un ministère, on assigne à chacun de ses membres, autant que faire se peut, le département qui convient le mieux à sa spécialité, à son talent individuel ; et il n’est pas admissible qu’on pourrait leur donner à tous précisément les charges qu’ils ne seraient pas qualifiés à remplir.

Ainsi donc un ministère dont tous les membres changeraient mutuellement de charges, — surtout si ces changements n’étaient pas motivés par une impérieuse nécessité de bien public, mais seulement en vue des intérêts d’un parti, ou encore par suite d’un besoin irrésistible de rester Ministre, — ne serait certainement pas dans l’esprit de la constitution et violerait non-seulement l’esprit mais aussi la lettre de la loi qui, en se servant de l’expression « une personne » n’a évidemment pas voulu désigner dix personnes commettant des actes qui répugnent également aux règles fondamentales de la constitution et à l’intention évidente du législateur.

Enfin le législateur a-t-il pu avoir l’intention de décider que les mêmes hommes, formant partie de deux administrations différentes, pourraient échanger leurs charges en passant d’une administration dans l’autre, et sans tenir compte d’une administration intermédiaire régulièrement constituée ; le tout afin d’éviter une réélection que la loi exige. Cette supposition est évidemment inadmissible ; constitutionnellement et légalement, elle constitue une grossière absurdité, et l’exprimer seulement c’est la réfuter. L’intention certaine du législateur restreint la facilité d’échanger leurs départements aux membres d’une même administration ; sans cela il n’y a pas de fraude, si gigantesque qu’elle puisse être, qui ne devienne possible.

Appliquons maintenant ces principes à la situation actuelle.

Quand l’administration Brown eût résigné, M. Galt fut appelé et refusa d’entreprendre la formation d’une administration. Le gouverneur envoya chercher M. Cartier qui accepta et n’eut pas de peine à réussir puisqu’il reprenait presque tous ses anciens collègues.

Néanmoins, quoique l’administration Cartier offrit à peu près le même personnel que l’administration McDonald, elle était sous tous les rapports, aux yeux de la constitution et de loi, une nouvelle administration 1o. par ce qu’elle était sous un autre chef ; 2.o parce qu’elle succédait à l’administration Brown qui « elle » succédait à l’administration McDonald.

Sous aucun prétexte possible, l’administration Cartier ne peut être regardée comme la même que celle qui avait fait place au Ministère Brown.

Si M. Brown eût refusé de former une administration et que le Gouverneur eût prié M. McDonald de revenir au pouvoir avec ses anciens collègues, — ce qui était au fond le plan formé originairement — dans ce cas l’administration McDonald restait la même. Mais M. Brown ayant formé une administration, et cette administration ayant été régulièrement assermentée, le fait seul de l’assermentation de l’administration Brown détruisait l’administration McDonald comme corps constitutionnellement organisé : et de ce moment les membres du Ministère McDonald devenaient simples membres de la législature et ne pouvaient plus, sous aucun prétexte, accepter des charges de ministres sans se faire réélire.

Le cas actuel n’ayant nullement été prévu lors de la passation de la loi — car qui aurait réellement jamais pu croire possible une pareille monstruosité — la clause précédemment citée ne s’y appliquait évidemment pas et ne pouvait en aucune manière le régir. Il est plus clair que le jour que si on eût prévu une pareille succession de ministères et un aussi honteux escamotage que celui qui vient d’avoir lieu, on eût fait la loi plus explicite. Tout le sens et toute la filiation de la législation l’attestent.

Supposons, par exemple, que lors de la passation de la loi un membre eût proposé d’y insérer une clause ainsi conçue :

« Quand une administration aura résigné, et qu’une nouvelle administration régulièrement formée et assermentée, aura elle aussi été forcée de résigner, il sera loisible aux membres de la première administration de revenir au pouvoir et de reprendre leurs anciennes charges sans se faire réélire, pourvu qu’ils s’installent régulièrement, mais pour l’espace de quelques heures seulement, dans des départements différents de ceux qu’ils doivent permanemment occuper. »

Eh bien, franchement, si une pareille proposition avait été faite par un membre du Parlement, n’aurait-on pas de suite écrit à Beauport pour savoir s’il restait des loges vides ?

M. Cartier et ses collègues n’en ont pas moins réalisé « dans tous ses détails » une proposition qui eût infailliblement excité un immense éclat de rire dans les Chambres et dans tout le pays !

Cette colossale bouffonnerie, qu’un fou seul eût osé énoncer ; le Ministère l’a commise, et la Chambre l’a sanctionnée !!

Et les Ministres n’en ont pas osé moins dire : « Nous sommes dans l’esprit de la loi !! » Et ils savaient mieux que personne qu’ils eussent été honnis l’année dernière s’ils avaient seulement laissé percer l’idée d’un pareil acte.

Dans l’interprétation d’une loi, le bon-sens doit passer avant tout, car la loi n’est au fond que la plus haute expression de la justice et de la raison réunies ! C’est un axiome en législation et en droit civil « qu’une interprétation qui blesse le sens-commun et conduit à des conséquences absurdes ne peut-être admise. »

Or les membres de l’administration McDonald étant devenus simples membres de la Chambre par le fait de l’assermentation du Ministère Brown, il est parfaitement clair que l’administration McDonald n’existait plus : il ne pouvait donc pas y avoir d’échange de départements entre « membres de la même administration ». Cet échange n’a eu lieu qu’entre Ministres appartenant à deux administrations différentes qui ne se succédaient même pas directement l’une à l’autre, puisqu’une administration intermédiaire « avait reçu une existence légale. » L’échange n’a donc eu lieu qu’au moyen d’un « enjambement » par dessus ce ministère intermédiaire. Ce n’était donc pas légalement un échange. C’était de tout point une nouvelle acceptation de charge sujette aux restrictions de la loi.

L’interprétation donnée à la loi par le ministère actuel conduit donc directement à cette absurdité pratique qu’au moyen d’une loi faite expressément dans le but d’empêcher un membre de la législature de devenir Ministre sans se faire réélire, plusieurs hommes, devenus de simples membres de la législature, occupent actuellement et entendent occuper permanemment des charges de Ministres sans s’être fait réélire, c’est-à-dire qu’on s’est servi de la loi précisément pour arriver au but que la loi défend expressément !!

Cette interprétation ne peut donc être admise puisqu’elle blesse également le bon-sens, la conscience publique, toutes les règles et tous les principes du droit constitutionnel, et enfin toute la pratique du droit civil.

D’ailleurs le titre seul de la loi suffit pour faire condamner les Ministres. Ce titre est : « Acte pour assurer davantage l’indépendance du Parlement. » Or la conduite des Ministres et leur refus de se faire réélire ouvre la porte à toutes les violations possibles de la constitution et des droits des électeurs. Ce refus détruit l’indépendance de la Législature au lieu de la confirmer. Ce refus ôte aux électeurs l’occasion de ratifier ou de censurer l’acceptation d’une charge par leur mandataire et leur fait perdre leur droit de contrôle sur lui. L’indépendance de la législature se trouve donc « sapée dans sa base, la responsabilité aux électeurs. » Les Ministres ont donc violé l’indépendance de la législature « au moyen de la loi même qui l’établit ! » L’intention de la loi est clairement indiquée par son titre, et l’acte des Ministres détruit directement l’objet de la loi.

— Les Ministres sont pourtant dans la lettre de la loi, me disait un de leurs amis.

— Eh bien, adnettons pour un moment qu’ils soient réellement dans la lettre de la loi, — ce que je démontrerai ne pas être, — va-t-on prétendre que la lettre doit l’emporter sur l’esprit ?

Depuis la maxime évangélique : « c’est la lettre qui tue et l’esprit qui vivifie, » jusqu’à la maxime de droit : « L’esprit est tout, la lettre n’est rien, » tout, raison, bon-sens, droit, justice, pratique, précédents ne démontre-t-il pas l’absurdité de cette prétention ?

Toutes les autorités importantes s’accordent sur ce point que la « lettre de la loi n’est rien, que l’esprit seul de la loi, ou l’intention certaine ou évidente du législateur doit faire loi. »

Pas une seule autorité respectable ne peut-être citée à l’encontre de ce principe.

Cela va si loin qu’« un juge qui interprète un statut, a, dans certain cas, le droit de décider selon l’intention qui l’a dicté et en contravention directe de la phraséologie. » (Sedgwick)

« Ce ne sont pas les mots de la loi, mais son sens général qui font loi. Le corps de la loi c’est la lettre ; sa raison et sa signification en sont l’âme. Un statut doit être interprété non pas d’après la lettre mais d’après le sens. Une interprétation large et éclairée d’une loi doit entrer dans l’âme et dans l’esprit de cette loi, et découvrir l’intention et l’objet du législateur. Aucun statut ne peut-être interprété de manière à détruire l’intention et l’objet mêmes qu’il avait en vue. » (Duarris)

La prétention que les Ministres peuvent éviter une réélection, à l’encontre de l’esprit évident de la loi, en se fondant seulement sur la lettre de la loi, — même si la lettre les y autorisait, ce que je nie — n’est donc pas soutenable et toutes les autorités la condamnent formellement.

Mais voyons, sont-ils au moins dans la lettre de la loi ? Puisqu’ils s’appuient sur la lettre, il faut au moins que la lettre ne laisse pas de doute possible ?

« Chaque fois qu’une personne, remplissant la charge de Procureur-Général, Inspecteur-Général, etc., etc., et étant en même temps Membre de l’Assemblée Législative… résignera sa charge, et dans un mois après sa résignation, acceptera une autre des dites charges, elle ne rendra pas par là son siége vacant dans la dite Assemblée Législative. »

1.o Il n’y a pas là un seul mot de la résignation d’un Ministère, et la loi ne parle que de la résignation d’une personne.

2.o Puis la loi dit formellement qu’un Ministre remplissant une charge — c’est le mot — pourra, sans réélection accepter une autre charge. Est-ce remplir une charge que de s’assermenter et de résigner cette charge au bout de quelques heures sans avoir accompli un seul acte officiel ? N’y a-t-il pas eu là clairement moquerie de la loi ? Est-ce remplir une charge que de n’en pas exécuter les devoirs ? Les Ministres n’ont-ils pas accepté certaines charges avec l’intention bien arrêtée de n’en pas remplir les devoirs ? N’ont-ils pas réalisé cette intention ? Comment donc pouvaient-ils, n’ayant pas rempli leurs nouvelles charges, accepter d’autres charges ?

3.o Il est évident qu’en se servant du mot « accepter » la loi n’a pas voulu parler d’une moquerie d’acceptation telle que celle qui a vraiment eu lieu, savoir : « Accepter une charge un soir avec l’entente qu’on la résignera le lendemain matin pour en prendre une autre. » Ceci n’est certainement pas une acceptation sérieuse. Un homme qui accepte une charge avec la réserve mentale ou exprimée qu’il résignera sous douze heures accepte-t-il bona fide ? Est-ce d’une pareille acceptation momentanée que la loi parle ? Cela est inadmissible. Ou la loi est une chose sérieuse, — et alors l’acceptation qu’elle exige doit être franche et sincère et conséquemment permanente, — ou il n’y a plus rien de sérieux, rien de solennel, rien d’obligatoire, rien de sacré dans le monde. Les Ministres n’ont donc pas accepté leurs charges comme la loi le veut et l’entend. Si une acceptation momentanée est vraiment celle dont la loi se contente, les Ministres peuvent donc accepter une charge nouvelle chaque semaine. Pourquoi pas quatre charges en un mois comme deux charges en douze heures. Mais la loi dit formellement « accepter une autre charge, » et non pas deux charges en douze heures. Et puis la loi dit une autre charge, et non pas la même charge. Ainsi, pour exécuter la loi à la lettre — pourvu toujours qu’il n’y eût pas eu succession de plusieurs Ministères, — les Ministres devaient occuper permanemment les charges qu’ils avaient acceptée.

4.o Enfin la loi permet de changer de charge ; mais nulle part elle ne permet de reprendre sa première charge. Un Ministre qui résigne peut passer dans un nouveau département sans réélection, mais ne peut pas, sans réélection, revenir dans le département qu’il a quitté, puisque la loi n’y pourvoit nullement et n’a trait qu’à un échange de département.

Les Ministres, au moyen du jeu immoral qu’ils ont imaginé, sont revenus, par un détour illégal et inconstitutionnel, à leurs anciennes charges. Or c’est une maxime absolue de droit et de pratique que le détour n’efface pas la fraude. (Dolus circuitû non purgatur).

Ils ne pouvaient donc pas reprendre leurs anciennes charges, — même en admettant qu’ils aient pu régulièrement changer de département en passant d’un ministère dans un autre, sans faire acception d’un ministère intermédiaire, — ils ne pouvaient donc pas, dis-je, reprendre leurs anciennes charges même en passant momentanément par d’autres charges, car c’était faire indirectement ce qu’ils n’auraient pas pu, ce qu’ils n’ont pas osé faire directement.

Dans tous ces changements successifs, dans cet odieux enchaînement d’intrigues, dans tout ce sale tripotage de faux-fuyants, de détours, de moyens frauduleux, de serments indiscrets, je ne puis donc voir qu’une absence absolue de tout sentiment moral, une usurpation grossièrement malhonnête des droits du pays, un esprit de parti de la pire espèce, un besoin sordide et vénal d’être Ministre.

Une aussi audacieuse violation de la constitution et de la loi ne peut être inspirée par de nobles motifs, par un désir honnête de faire le bien !! Je juge les hommes à leur œuvre. — Or la perpétration de cette œuvre néfaste ne s’étant faite qu’au mépris scandaleux de toutes les notions les mieux consacrées de moralité publique et de droiture de caractère ; qu’au mépris évident de toute légalité, je ne puis croire à la sincérité, à la bonne foi, à la délicatesse de sentiment et de conscience des hommes qui se sont ainsi fait un jeu de se moquer ouvertement de la constitution, de la loi, et du serment.

Car enfin qu’a fait M. Cartier, par exemple, quand il s’assermentait un soir comme Inspecteur Général, sachant que le lendemain matin il se réassermenterait comme Procureur-Général ?

Que comportait son premier serment ?

Qu’il remplirait fidèlement les devoirs de la charge d’Inspecteur-Général.

Qu’est-ce qu’un serment ?

C’est un acte par lequel on prend Dieu à témoin de la sincérité d’une promesse, ou de la vérité d’un fait.

Au moment où M. Cartier prêtait le serment d’office d’Inspecteur-Général, faisait-il sincèrement la promesse d’en remplir les devoirs ?

Évidemment non, puisqu’il se proposait bien de ne pas les remplir, et de passer le lendemain matin à un autre département. Quand donc M. Cartier prêtait ce serment il devait nécessairement se dire en lui-même ; « Je n’ai nullement l’intention de remplir la promesse que je fais ici sous serment. » Il a dû le dire puisqu’il l’a fait !

M. Cartier ne se croyait donc pas lié par le serment qu’il prêtait !

M. Cartier ne prenait donc qu’en s’en moquant en lui-même l’engagement le plus solennel et le plus saint qui existe !

— Presque tous ses collègues en ont fait autant !

Eh bien, je vois des gens profondément religieux qui, s’ils avaient vu les Membres de l’opposition commettre la même faute, auraient crié hautement à la violation de toutes les lois divines et humaines — et auraient certainement été très justifiables de le faire — qui non-seulement ne veulent pas élever la voix contre M. Cartier et ses collègues, mais ne veulent pas même admettre qu’ils aient eu tort, qui expriment encore de la confiance dans de pareils hommes ; qui, en un mot, par une question de justice et de moralité où aucun compromis ne devrait être toléré, ont deux poids et deux mesures !

Si M. Brown eût fait cela, si M. Dorion eût fait cela, les Ministériels n’auraient pas eu d’expressions assez énergiques pour flétrir leur conduite. On leur aurait jeté à la face le mot de renégats ! M. Cartier, lui, reste blanc comme neige à leurs yeux !

Pour ces gens, tout acte d’un Ministère est nécessairement irréprochable ; toute pensée d’un membre de l’opposition est nécessairement suspecte !

Je vois même des gens qui approuvent M. Cartier de n’avoir pas tenu compte de son serment et qui, si M. Cartier, au lieu d’un serment, eût donné sa parole d’honneur qu’il allait fidèlement remplir les devoirs d’Inspecteur Général, auraient dit en le voyant ne pas tenir compte d’une parole d’honneur : « C’est évidemment un homme sans honneur. »

Eh bien, quand il n’a pas tenu compte d’un serment, comment donc ces gens peuvent-ils ne pas dire : « C’est un homme sans principes » ?

Pourquoi ceux qui seraient si chatouilleux, et avec raison, sur la non-exécution d’une parole d’honneur, deviennent-ils si indifférents sur la parodie d’un serment ?

N’est ce pas là une aberration d’esprit effrayante quant aux résultats qu’elle peut produire sur l’état social d’un pays ?

Comment veut-on que les fonctionnaires publics en sous-ordre, que les témoins dans les cours, que les électeurs aux polls respectent, tiennent compte des serments qu’on les oblige de prêter quand les Ministres de la Couronne leur montrent l’exemple de se moquer outrageusement des serments qu’ils prêtent eux-mêmes ?

Et le grand parti de l’ordre trouve cela beau !

Et les gens aux bons principes trouvent cela juste !!

Et ceux qui ont toujours le mot de religion à la bouche trouvent cela légitime !!

Que devient la moralité publique dans tout cela ?

Que l’on envisage la question comme on le voudra, il faut de toute nécessité en venir à avouer que M. Cartier et presque tous ses collègues se sont rendus coupables du plus scandaleux abus des serments d’office, et ont par là montré à la population du pays un funeste exemple. À mon avis, il y a là plus qu’un serment indiscret, il y a un parjure moral parfaitement caractérisé, parce qu’au moment où M. Cartier prêtait son serment d’office comme Inspecteur-Général, il existait entre lui d’une part, et le Gouverneur et ses collègues de l’autre, un entendement explicite que, « tout en s’assermentant comme Inspecteur-Général, il n’agirait pas comme tel et se réassermenterait au bout de quelques heures comme chef d’un autre département. » Or le serment que M. Cartier prêtait comme Inspecteur-Général faisait-il ou ne faisait-il pas foi de la sincérité de sa promesse ? Oui sans doute, il en faisait foi. Cette promesse a-t-elle été tenue ? Non. Le serment a donc été violé ; violé avec préméditation surtout, car cette violation du serment « était concertée d’avance entre un certain nombre d’hommes » ; il y avait donc complot entre eux pour commettre un acte coupable. Le parjure moral, est donc évident, indéniable ! Je défie l’homme le plus fort du parti Ministériel de nier cela avec des raisons. Quant à des injures, je sais qu’il va m’en tomber une averse sur la tête ; mais ce n’est pas aux valets de plume Ministériels que je m’adresse, c’est aux hommes sérieux, aux jurisconsultes instruits.

D’ailleurs un fait m’a frappé.

Même au moment de l’escamotage, alors que les esprits étaient encore étourdis du succès de cette audacieuse intrigue, pas un seul journal Ministériel n’a approuvé la manière dont l’administration avait ressaisi le pouvoir ! Ses défenseurs les plus dévoués, les plus avilis, ses serviteurs les mieux payés n’ont pas soufflé mot !

Depuis, j’ai vainement cherché dans ces feuilles un seul article au soutien de la constitutionnalité de la position des Ministres ; mais les moins scrupuleuses d’entre elles ont admis qu’ils avaient commis là une grave erreur !

Pas un seul jurisconsulte n’a maintenu la légalité de leur prétention ! Les hommes de loi les plus éminents les condamnent sans réserve ! Leurs propres partisans politiques, — je parle des gens sincères, — les blâment énergiquement ! La presse Anglaise en fait autant et les juge sévèrement.

Il faut avouer aussi que jamais semblable usurpation de pouvoir ne s’est vue en Canada.

Presque tous les Membres du Ministère actuel sont Ministres précisément au même titre que le filou qui s’introduirait dans une habitation au moyen d’une fausse clé et s’en déclarerait le propriétaire. La fausse clé des Ministres, c’est leur interprétation malhonnête de la loi ; ce sont les changements concertés de charges publiques en douze heures de temps ; c’est leur refus de tenir compte d’une succession de plusieurs administrations différentes ; c’est le détour illégal et immoral qu’ils ont pris pour faire indirectement ce qu’ils n’osaient pas faire directement !

Entrer dans une habitation fermée au moyen d’une fausse clé, ou entrer dans une charge publique malgré la constitution et la loi et au moyen d’un parjure moral, c’est une seule et même chose au point de vue de la droiture du cœur ; et il faut être terriblement dominé par la rage d’être Ministre pour passer ainsi par dessus toute considération.

Seulement celui qui se sert de la fausse clé est souvent un pauvre diable dont le sentiment moral n’a pas été très soigneusement dirigé par son entourage ordinaire ; pendant que ceux qui viennent d’accepter des charges publiques au mépris de la loi et du serment, sont les hommes les plus élevés en position dans le pays !

C’est par exemple le Procureur Général, chargé d’office de punir les parjures, qui prête un serment en se disant en lui-même : « Je n’observerai pas le serment que je prête, » et qui non seulement le dit mais le fait.

Eh bien ! je suppose que M. le Procureur-Général aille faire un tour d’inspection au pénitencier provincial et y rencontre un des détenus pour parjure dans un coin assez isolé pour que celui-ci puisse rompre son silence obligé : — que lui dirait celui-ci ?

« Quoi vous ici M. le Procureur Général ! J’espère au moins qu’à présent vous allez me tirer d’ici ! La loi n’a pas pu vous atteindre vous, mais au point de vue de la moralité personnelle, quelle différence au fond y a t-il entre vous et moi ? J’ai fléchi par besoin, vous par ambition ! J’ai violé une loi que je connaissais par ouï dire : vous avez violé une loi faite par vous-même et que vous ne pouviez ignorer ! J’ai pris Dieu à témoins d’un fait que je savais être faux : vous avez pris Dieu à témoin d’une promesse que vous ne vouliez pas remplir ! Je suis un pauvre ignorant, vous êtes versé dans la connaissance du droit et des obligations morales ! J’ai témérairement étendu ma main sur les Évangiles, vous avez fait précisément la même chose ! Nos mains doivent tomber l’une dans l’autre, M. le Procureur Général, et je sors avec vous. »

Franchement qu’est-ce que le Procureur Général pourrait honnêtement répondre ?

Heureusement pour l’Hon. Monsieur, il n’est jamais à court quand il faut payer d’impudence, et il se tirerait probablement d’affaire avec un pauvre diable de détenu tout aussi prestement qu’il l’a fait en présence d’une Chambre vénale sur laquelle il savait pouvoir compter.

On trouvera peut-être cette expression déplacée, appliquée comme elle l’est à une branche de la Législature.

Je prie les lecteurs de remarquer que les circonstances sont tout-à-fait exceptionnelles ; que la Chambre actuelle a approuvé, accepté, sanctionné les plus épouvantables faits de corruption que l’on ait jamais vus dans la Province ; que l’on ne sait plus maintenant ce qui est réellement droit, justice, légalité ; que toutes les notions de droit constitutionnel sont bouleversées ; que les Ministères ont passé à travers la constitution et la loi précisément comme l’oiseau passe à travers la toile d’araignée qui n’arrête que les mouches ; et qu’ils ont été, per fas et nefas, soutenus par la Chambre ; que conséquemment l’arbitraire est devenu la seule loi du pays ; qu’il n’y a pas de tyrannie qui ne soit possible quand la Législature ne tient plus compte de la loi, de la constitution, de la morale publique et sanctionne les plus flagrantes illégalités.

La situation est plus sérieuse qu’on ne croit, car que l’on dise ce que l’on voudra, il faut qu’en effet une Chambre soit profondément gangrénée pour permettre tranquillement à M. Cartier d’affirmer de son siége que les Ministres avaient agi d’après la lettre et l’esprit de la loi. Plusieurs membres Ministériels m’ont dit en entendant cela : « Nous savons bien que ce n’est pas vrai, mais que voulez-vous qu’on y fasse » ?? Est-ce là le mot d’un homme honnête et énergique ?

Chaque Membre de la Chambre savait qu’en disant qu’il était dans l’esprit de la loi, M. Cartier mentait à sa conscience ! Plusieurs l’avouaient franchement et sans détour ! Eh bien ; c’est un déplorable spectacle que celui d’hommes honorables dominés au point de sanctionner ce qu’ils blâment ! Si ce n’est pas là de la vénalité ou de la servilité, que l’on veuille donc bien nous dire ce que c’est !

Non, avec une pareille Chambre, M. Cartier et ses collègues pouvaient tout oser. Il n’y avait rien, en fait d’impudeur, qui pût révolter des partisans qui avaient sanctionné la fraude Fellowes et accepté, comme lui donnant la majorité légale, 350 noms pris par ordre alphabétique, dans les almanachs d’adresses américains. Par exemple, M. Cartier, après avoir récité et défilé tout le sale tripotage qui venait d’avoir lieu, annonce qu’il est prêt à se soumettre au jugement de la Chambre là dessus.

— Et le jugement du pays, qu’en faites vous, dit un Membre ?

— Je suis prêt à me soumettre au jugement du pays aussi, réplique l’Hon. M. Cartier.

Et comment l’Hon. M. Cartier prouve-t-il qu’il est prêt à cela… en torturant la loi, en outrageant la morale et la décence « pour éviter une réélection ! pour éviter conséquemment de se soumettre au jugement du pays !! » Et la Chambre, non-seulement n’éclate pas d’indignation devant cet acte d’incompréhensible impudeur, mais « la majorité applaudit et bat des mains !! »

Qu’on relise le discours de M. Cartier à la séance du 7 août et on se convaincra, je pense, que jamais farce aussi déhontée n’a été jouée devant un corps délibératif. Jamais encore Ministre n’a dévoilé avec tant de sang froid des actes de supercherie légale qui le flétriront à jamais comme homme public et comme citoyen. Car qu’on ne s’y trompe pas, le mal se guérira par son excès même, et il n’est pas possible qu’un régime qui ne repose que sur l’illégalité, la corruption et l’immoralité subsiste longtemps !

Les hommes qui sont au pouvoir aujourd’hui seront bientôt relégués au plus bas degré de l’échelle des réputations politiques ! Dans les affaires publiques, comme dans les affaires privées, les fraudes, les violations de devoir, le mépris du droit d’autrui, l’ambition effrénée, l’amour sordide de la domination et l’escamotage du pouvoir n’ont qu’un temps, et plus on a été immoral plus on reste méprisé et honni.

Avant un an ou dix-huit mois la rétribution viendra pour M. Cartier, et soit qu’il se fasse juge, soit qu’il entre malgré lui dans la vie privée, il n’en restera pas moins le nom le plus méprisable de l’histoire des vingt dernières années.

Il restera, pour le Bas-Canada, le type du Ministre intrigant et corrupteur : Walpole moins le talent ! Il restera le type de l’inconvenance, de l’arrogance, de la brutalité de manières et de langage en tant qu’orateur politique ! Il sera cité, dans l’avenir, comme un éclatant exemple de l’effet du pouvoir sur les caractères qui ne sont pas assez fortement trempés pour savoir mépriser les jouissances vulgaires de la vanité, et pour conserver leur équilibre moral dans une haute position. Hautain et grossier avec ses inférieurs, obséquieux à l’excès avec ses supérieurs, personne, que je sache, n’a jamais eu l’épine dorsale plus souple en présence des Gouverneurs. Transfuge du libéralisme et portant à l’excès, suivant l’habitude des transfuges, ses idées de converti au Torysme, il se montre invariablement plus violent contre toute tentative sérieuse de réforme, contre toute extension des droits populaires que les membres les plus encroutés de l’ancien Family compact qui ont en vérité l’air de comprendre mieux que lui les progrès de l’opinion ! Politique à idées étroites, ministre sans vues larges et compréhensives, tacticien sans finesse, chef de parti de hasard et sans but défini, le seul côté saillant de sa tactique est l’opposition à outrance à toute amélioration qui ne vient pas de lui, à toute idée qui le dépasse. Lui faire une suggestion c’est l’offenser ! Lui offrir un conseil, c’est s’attirer sa colère ou son dédain ! Égoïste forcené en tant qu’homme politique, tout lui va pourvu qu’il reste ministre ! L’audace avec laquelle il a défilé devant la Chambre toute l’incroyable intrigue ourdie par lui et ses amis pour usurper le pouvoir au mépris de toute loi, de toute morale et de toute décence, dépasse tout ce que l’histoire mentionne de plus impudent en fait de mépris calculé des droits des peuples, en fait surtout de mépris de l’opinion publique.

Pour annoncer, le sourire de la satisfaction sur les lèvres, qu’il venait d’usurper le pouvoir au moyen d’une filouterie légale, il fallait compter beaucoup sur la démoralisation que le malheureux cri de « laissez faire, ayez confiance, » a jeté dans les esprits. Voilà aujourd’hui l’unique source de l’indifférence de l’opinion en face des crimes administratifs du Ministère actuel.

En 1848, quand l’administration Lafontaine revint au pouvoir : le cri général fut : « Ayez confiance dans l’administration. » Seulement ce qu’on voulait, ce n’était pas la confiance éclairée de l’homme qui examine et discute les actes des Ministres avant qu’ils ne deviennent « faits accomplis, » mais la confiance aveugle du partisan qui approuve avant même que le maître n’ait parlé. Depuis, à chaque installation de ministère, un noyau d’affamés criait invariablement : « Ayez confiance ; ne discutez pas ; n’examinez pas ; les hommes qui sont au pouvoir savent ce qu’il faut au pays ; acceptez ce qu’ils proposent car ils ont les meilleures intentions du monde. » Et ainsi, petit à petit, on a habitué le peuple à marcher les yeux fermés et à approuver silencieusement ce qu’il eût fortement opposé s’il eût pu lire un peu mieux dans l’avenir.

Cette malheureuse politique de laissez faire produit aujourd’hui ses fruits et les intrigants seuls en profitent.

Après l’odieuse usurpation qui vient d’avoir lieu, un cri général, immense, universel aurait dû s’élever d’un bout de la Province à l’autre contre les usurpateurs. Dans chaque Division, dans chaque comté, dans chaque paroisse on aurait dû, si une opinion publique tant soit peu forte eût existé, s’élever hautement contre la violation de la constitution. Que deviennent les garanties individuelles, que deviennent les droits de chacun quand la constitution, base de tous les droits, fondement nécessaire de tout l’édifice social, est impunément violée par ceux-là même qui sont chargés de la maintenir ? De ce moment là personne n’est en sureté chez lui ; la liberté politique n’existe plus que de nom, la liberté civile est menacée, la liberté individuelle est mise en péril.

Eh bien, cette fois encore, on a laissé faire. L’opinion publique est si bien endormie qu’il semble impossible de lui redonner la vie qu’elle a perdue. Des hommes parfaitement estimables, sincèrement amis de leur pays, voient avec alarme l’état de chose actuel ; avouent que le seul remède possible se trouve dans une opposition active aux hommes qui l’ont amené ; admettent qu’il n’y a rien de bon à attendre et du « système responsable tel qu’on nous l’a donné » et des hommes qui l’on fait fonctionner jusqu’à présent ; et néanmoins quand on les pousse un peu dans la discussion, que répondent-ils ?

— Qui sait si d’autres feront mieux ?

— Mais avec les hommes actuels, le mal est certain, réalisé ! Leur politique a porté ses fruits, n’est-il pas temps de changer ?

— Qui mettrez vous à leur place ?

— Des hommes nouveaux qui n’aient pas encore failli.

— Où les trouverez-vous ?

— Voyons, allez-vous prétendre que dans les deux Canadas il n’existe pas dix autres hommes capables de conduire les affaires publiques ?

— Voilà quatre ou cinq fois que nous changeons, et tout va de plus mal en plus mal !

— Eh bien faut-il, pour ne plus changer, renoncer à corriger ce qui existe ?

— Non sans doute !

— Le corrigera-t-on avec les hommes actuels ?

— Je ne le pense pas !

— Vous admettez donc alors qu’il faut changer ?

— Oui si vous avez des hommes !

— Mais si les dix Ministres mouraient, le pays périrait-il ?

— Probablement non.

— Eh bien, ces dix Ministres, qui sont pleins de la vie physique, sont morts en tant qu’hommes politiques intègres, utiles même. Ils ont violé la constitution, la loi, ils n’ont tenu compte d’aucun devoir, d’aucun principe ! Ils ne sont pas légalement Ministres, ils sont de véritables usurpateurs du pouvoir. Ils ont en réalité fait une révolution dans le pays.

Ce n’est pas une révolution faite par le peuple, dans la rue ; c’est une révolution faite contre le peuple et contre son droit le plus sacré, dans les hautes régions de la politique ! Ces dix hommes, en saisissant le pouvoir au moyen d’une malhonnête interprétation de la loi, ont tout simplement commis un acte de brigandage que malheureusement la constitution n’a pas prévue, et qu’aucun tribunal ne peut juger au point de vue constitutionnel.

Loin d’occuper leurs fauteuils de Ministres, ils devraient être maintenant sur le banc des accusés, s’il y avait un tribunal dont ils fussent justiciables, comme ministres.

Avec notre absurde gouvernement responsable, il n’y en a pas d’autre que l’opinion publique ; eh bien, l’opinion publique est morte, le système de laissez faire, intronisé en 1848, l’a tuée. L’indifférentisme en matière politique est aujourd’hui la plaie principale du pays. Le droit individuel est violé, on le tolère ! La constitution aussi l’est ; on ne dit mot ! Le droit le plus important des électeurs, celui de contrôler l’acceptation des charges publiques, est anéanti au moyen d’une sale supercherie ; les électeurs ne protestent pas ! Des fraudes colossales sont prouvées ; le gouvernement qui est obligé de sévir, protège ses amis au lieu de les punir ; le peuple ne s’émeut pas ! La loi est torturée pour servir les fins personnelles de quelques intrigants ; les chambres restent muettes ! Un ministre jette le défi à la morale publique en se moquant de son serment d’office ; la majorité de l’Assemblée bat des mains !! Le claqueur le plus forcené, « c’est un des incendiaires du palais Législatif en 49 ! » Cet homme devrait être au pénitentiaire : nul n’est plus près de l’oreille des Ministres !!

N’est-il pas temps de se demander : « Où allons-nous ? »

Depuis dix-huit ans, on nous crie : « Vous avez le gouvernement responsable dans toute sa plénitude. » La preuve c’est qu’on ne peut pas mettre en accusation devant un tribunal « impartial et indépendant, » un Ministre qui, suivant l’expression du grand O’Connel, passe à travers la constitution et la loi en carrosse à quatre chevaux.

Nous avons le Gouvernement responsable… La preuve c’est qu’un Gouverneur fait ici impunément ce que la Reine n’eût jamais osé faire en Angleterre !

Nous avons le gouvernement responsable… La preuve c’est que le Gouverneur agit officiellement sans conseillers responsables de ses actes, et n’est responsable à personne dans la colonie !

Quel magnifique gouvernement responsable que celui sous lequel un Gouverneur accepte une résignation offerte sous de faux prétextes, dans l’unique but d’aider ses Ministres à jouer pièce aux membres de l’opposition, et après les avoir débarrassés de ceux-ci en les envoyant à leurs électeurs, encore sous de faux prétextes, réassermente ceux là deux fois en douze heures de temps pour leur épargner, à eux, les désagréments d’une nouvelle lutte électorale ; et sanctionne ainsi, lui, le représentant de la justice et de la morale publique dans leur plus haute expression, un escamotage immoral des droits du pays !!

Car que l’on dise ce que l’on voudra, la résignation du ministère McDonald était faite sous de faux prétextes puisqu’il s’était vanté, après le vote sur la motion de M. Piché, de conserver la confiance de la Chambre ; et la demande du Gouverneur à M. Brown de lui former une administration était aussi une demande faite sous de faux prétextes, un pur acte d’hypocrisie, puisqu’il était décidé d’avance à ne pas lui accorder de dissolution ; et surtout puisqu’il a permis à ses anciens conseillers de revenir au pouvoir sans réélection, le tout arrangé et réalisé « sans autre avis légal que celui des parties intéressées. »

Quand on nous donnait le gouvernement responsable en 1841, je me rappelle parfaitement que les hommes un peu forts en droit constitutionnel trouvaient alors étrange qu’on fit les Procureurs-généraux membres du Cabinet. Cela leur paraissait être, avec raison, une anomalie puisque les officiers en loi de la Couronne devant être les aviseurs légaux de l’administration, ils devaient conséquemment n’être pas partie à ses décisions, à sa tactique ou à ses actes.

Dans une question délicate de constitutionnalité ou de légalité, comment le Procureur-général peut-il donner à l’administration dont il est le chef, une opinion indépendante ou désintéressée si, comme chef de parti, il désire faire, ou si on le pousse à faire un acte que la constitution ou la loi défendent ? Il est parfaitement clair que dans ce cas, la seule garantie que l’on ait que l’administration observera la constitution et la loi, c’est le sens intime d’honneur ou de moralité qui peut exister chez le Procureur-général.

S’il est instruit et intègre, la constitution et la loi seront souveraines et les droits généraux ou particuliers seront strictement protégés. Si au contraire le Procureur général est ignorant, ambitieux, intrigant ou malhonnête, la constitution et la loi seront toujours interprétées de manière à servir les intérêts de son parti ou ses propres intérêts personnels.

Eh bien ! je le demande aux gens impartiaux et sincères, quand le Procureur-général s’appelle, pour le Haut-Canada, John A. McDonald, et pour le Bas-Canada, G. E. Cartier, n’est-ce pas un pays réellement à plaindre que celui qui en est réduit à compter, pour la protection de ses droits, sur le sens intime d’honneur et de moralité politiques qui peut exister chez des hommes publics de cette trempe ?

N’ont-ils pas récemment justifié, sanctionné toutes les fraudes électorales ?

N’ont-ils pas autorisé la vente des charges publiques ?

N’ont-ils pas invariablement protégé, défendu avec acharnement des amis politiques coupables de malversation, de défalcation, ou d’une incapacité notoire ?

N’ont-ils pas conseillé au Gouverneur de commettre un acte déloyal qui ternit son nom comme représentant de Sa Majesté ?

Ne l’ont-ils pas dominé au point de lui faire sanctionner, dans les intérêts de leur parti, la violation flagrante des lois de l’État ?

Ne l’ont-ils pas amené à commettre lui-même la moquerie d’une assermentation faite dans le seul but d’éluder la loi ?

Si les Procureurs-généraux, n’avaient pas été membres de l’administration ; si surtout ils n’avaient eu aucune connexion de parti, aucuns liens d’intérêt avec l’administration, auraient-ils osé conseiller la violation de la constitution simplement pour maintenir certains hommes au pouvoir ? N’étant pas eux-mêmes intéressés à ce qu’elle fut violée, n’est-il pas probable qu’ils eussent déclarés inconstitutionnels et illégaux tous ces changements de départements auxquels on n’a eu recours que pour faire indirectement ce que la loi ne permettait pas de faire directement ?

Il n’y a pas un seul homme de loi dans le pays qui ne désapprouve hautement cette supercherie ; or n’est-il pas plus que probable que si les Officiers en loi de la Couronne avaient été désintéressés dans la question, « ils auraient coïncidé d’opinion avec l’universalité de leurs confrères ? »

J’espère, Messieurs, que la crise actuelle va avoir, en dernier résultat, un effet salutaire. Elle va démontrer au peuple du pays qu’il ne « contrôle pas assez ses mandataires. »

Elle va démontrer au peuple que son silence persistant sur la maladministration des affaires publiques est regardé par les Ministres comme un encouragement, au moins une justification de leurs fautes. L’Hon. M. Sicotte n’a-t-il pas dit, de son siége de Ministre, en Chambre, que le peuple du Bas-Canada ne désapprouvait pas le choix d’Ottawa pour capitale, puisqu’il n’y avait pas eu une seule assemblée dans ce but !

Les électeurs de St. Hyacinthe sont-ils de cet avis ?

Elle va démontrer qu’avec notre gouvernement responsable nos hommes publics ont bien tous les moyens possibles de faire le mal, mais que le peuple n’a presqu’aucun moyen de les en empêcher !

Elle va démontrer que les hommes politiques peuvent ici se mettre impunément au dessus de la constitution et de la loi, chose à peu près impossible en Angleterre, vu la puissance de l’opinion publique.

Elle va démontrer que nous n’avons ici, contre les empiétations du pouvoir, aucunes des garanties que l’on possède en Angleterre. Il y a là contre l’ambition ou l’égoïsme des hommes puissants, des freins, des moyens de répression et de contrôle qui n’existent pas ici.

La crise actuelle va démontrer enfin que la chose la plus nécessaire aujourd’hui, pour le pays, que son besoin le plus pressant est l’adoption prompte d’une Constitution écrite qui définisse d’une manière explicite les attributions des corps publics, les pouvoirs des Ministres, les obligations et les devoirs des gouvernants et les droits des gouvernés.

Voilà ce que doit être, à mon avis, le programme fondamental de toute notre politique, le but principal de tous les honnêtes gens. Il doit être évident pour tout le monde aujourd’hui qu’avec le système de gouvernement actuel, toutes les violations de droits, toutes les fraudes légales, toutes les intrigues gouvernementales sont possibles aux gens sans scrupules.

Avec une constitution écrite, il n’y a plus de question dangereuse pour l’une ou l’autre section de la province, parce que les droits généraux ou sectionnels seront suffisamment définis.

Maintenant que le Conseil législatif est devenu électif, il faut définir ses attributions de manière à éviter même la possibilité d’un conflit entre les deux Chambres.

Maintenant qu’un Gouverneur incapable ou très peu scrupuleux, il n’y a pas de milieu, a cru pouvoir se départir de la stricte neutralité qu’il doit observer entre les partis et a fait cause commune avec la droite de la Chambre contre la gauche ; le temps est arrivé de voir s’il n’y a pas moyen de suppléer, d’une manière ou d’une autre, au seul frein aux empiétations de la Couronne qui existe en Angleterre et que nous n’avons pas ici, la puissance de l’opinion publique, qui, là, force le Souverain de reculer et qui est sans force ici contre le chef de l’Exécutif qui est responsable ailleurs.

Maintenant que des Ministres sans pudeur ont osé violer ouvertement la Constitution et la loi du pays, sachant qu’ils n’étaient constitutionnellement justiciables d’aucun tribunal qui fut hors de la sphère d’influence du Ministère, le temps est venu de songer à la création et à l’organisation effective d’un tribunal suprême et indépendant devant lequel les Ministres puissent être mis en accusation chaque fois qu’ils violeront la Constitution ou la loi, ou qu’ils sortiront de leurs attributions.

Maintenant enfin qu’une majorité servile, sinon corrompue, de l’Assemblée a autorisé en battant des mains la violation de la Constitution et de la loi, et a, conséquemment, sanctionné une atteinte directe et flagrante à tous les droits collectifs et individuels dans le pays, il est temps de mettre au-dessus de la Législature un tribunal qui la contrôle et qui maintienne la Constitution quand la Législature la viole ou la laisse violer.

Devant ce tribunal au moins les parties lésées seront sûres de trouver une protection que l’on ne peut plus espérer de la Législature après les dénis de justice et les hontes multipliées de la dernière session.

Que les honnêtes gens se donnent la main, et toutes les réformes que je viens d’indiquer deviendront promptement des faits accomplis.


J’ai l’honneur d’être, Messieurs,
Votre bien dévoué serviteur,
L. A. DESSAULES.