À M de *** professeur en histoire


À M. de ***, professeur en histoire

À M. DE ***,

PROFESSEUR EN HISTOIRE[1]
__________
Décembre 1753.

Vous avez dû vous apercevoir, monsieur, que cette prétendue Histoire universelle imprimée à la Haye, annoncée jusqu’au temps de Charles-Quint, et qui contient cent années de moins que le titre ne promet, n’était point faite pour voir le jour. Ce sont des recueils informes d’anciennes études auxquelles je m’occupais, il y a environ quinze années, avec une personne respectable, au-dessus de son sexe et de son siècle, dont l’esprit embrassait tous les genres d’érudition, et qui savait y joindre le goût sans quoi cette érudition n’eût pas été un mérite[2].

Je préparais uniquement ce canevas pour son usage et pour le mien, comme il est aisé de le voir par l’inspection même du commencement. C’est un compte que je me rends librement à moi-même de mes lectures, seule manière de bien apprendre et de se faire des idées nettes : car, lorsqu’on se borne à lire, on n’a presque jamais dans la tête qu’un tableau confus.

Mon principal but avait été de suivre les révolutions de l’esprit humain dans celles des gouvernements.

Je cherchais comment tant de méchants hommes, conduits par de plus méchants princes, ont pourtant à la longue établi des sociétés où les arts, les sciences, les vertus même ont été cultivées.

Je cherchais les routes du commerce, qui réparent en secret les ruines que les sauvages conquérants laissent après eux; et je m’étudiais à examiner, par le prix des denrées, les richesses ou la pauvreté d’un peuple. J’examinais surtout comment les arts ont pu renaître et se soutenir parmi tant de ravages.

L’éloquence et la poésie marquent le caractère des nations. J’avais traduit des morceaux de quelques anciens poètes orientaux. Je me souviens encore d’un passage du Persan Sadi sur la puissance de l’Être suprême. On y voit ce même génie qui anima les écrivains arabes et hébreux, et tous ceux de l’Orient : plus d’imagination que de choix ; plus d’enflure que de grandeur. Ils peignent avec la parole ; mais ce sont souvent des figures mal assemblées. Les élancements de leur imagination n’ont jamais admis d’idée fine et approfondie. L’art des transitions leur est inconnu.

Voici ce passage de Sadi en vers blancs :

Il sait distinctement ce qui ne fut jamais[3].
De ce qu’on n’entend point son oreille est remplie.
Prince, il n’a pas besoin qu’on le serve à genoux ;
Juge, il n’a pas besoin que sa loi soit écrite.
De l’éternel burin de sa prévision
Il a tracé nos traits dans le sein de nos mères ;
De l’aurore au couchant il porte le soleil ;
Il sème de rubis les masses des montagnes.
Il prend deux gouttes d’eau ; de l’une il fait un homme,
De l’autre il arrondit la perle au fond des mers.
L’être au son de sa voix fut tiré du néant.
Qu’il parle, et dans l’instant l’univers va rentrer
Dans les immensités de l’espace et du vide ;
Qu’il parle, et l’univers repasse en un clin d’œil
Des abîmes du rien dans les plaines de l’être.

Ce Sadi, né dans la Bactriane, était contemporain du Dante, né à Florence en 1265. Les vers du Dante faisaient déjà la gloire de l’Italie, quand il n’y avait aucun bon auteur prosaïque chez nos nations modernes. Il était né dans un temps où les querelles de l’empire et du sacerdoce avaient laissé dans les États et dans les esprits des plaies profondes. Il était gibelin et persécuté par les guelfes ; ainsi il ne faut pas s’étonner s’il exhale à peu près ainsi ses chagrins dans son poëme en cette manière :

Jadis on vit, dans une paix profonde.
De deux soleils les flambeaux luire au monde[4],
Qui, sans se nuire, éclairant les humains,
Du vrai devoir enseignaient les chemins,
Et nous montraient de l’aigle impériale
Et de l’agneau les droits et l’intervalle.
Ce temps n’est plus, et nos cieux ont changé.
L’un des soleils, de vapeurs surchargé,
En s’échappant de sa sainte carrière,
Voulut de l’autre absorber la lumière.
La règle alors devint confusion,
Et l’humble agneau parut un fier lion
Qui, tout brillant de la pourpre usurpée,
Voulut porter la houlette et l’épée.

J’avais traduit plus de vingt passages assez longs du Dante, de Pétrarque, et de l’Arioste ; et, comparant toujours l’esprit d’une nation inventrice et celui des nations imitatrices, je mettais en parallèle plusieurs morceaux de Spenser, que j’avais tâché de rendre avec beaucoup d’exactitude. C’est ainsi que je suivais les arts dans leur carrière.

Je n’entrais point dans le vaste labyrinthe des absurdités philosophiques, qu’on honora si longtemps du nom de science. Je remarquais seulement les plus grandes erreurs qu’on avait prises pour les vérités les plus incontestables ; et, m’attachant uniquement aux arts utiles, je mettais devant mes yeux l’histoire des découvertes en tout genre, depuis l’Arabe Geber, inventeur de l’algèbre, jusqu’aux derniers miracles de nos jours.

Cette partie de l’histoire était sans doute mon plus cher objet : et les révolutions des États n’étaient qu’un accessoire à celles des arts et des sciences. Tout ce grand morceau, qui m’avait coûté tant de peines, m’ayant été dérobé il y a quelques années, je fus d’autant plus découragé que je me sentais absolument incapable de recommencer un si pénible ouvrage.

La partie purement historique resta informe entre mes mains ; elle est poussée jusqu’au règne de Philippe II, et elle devait se lier au siècle de Louis XIV.

Cette suite d’histoire, débarrassée de tous les détails qui obscurcissent d’ordinaire le fond, et de toutes les minuties de la guerre, si intéressantes dans le moment et si ennuyeuses après, et de tous les petits faits qui font tort aux grands, devait composer un vaste tableau qui pouvait aider la mémoire en frappant l’imagination.

Plusieurs personnes voulurent avoir le manuscrit, tout imparfait qu’il était ; et il y en a plus de trente copies. Je les donnai d’autant plus volontiers que, ne pouvant plus travailler à cet ouvrage, c’était autant de matériaux que je mettais entre les mains de ceux qui pouvaient l’achever.

Lorsque M. de La Bruère eut le privilége du Mercure de France, vers l’année 1747, il me pria de lui abandonner quelques-unes de ces feuilles, qui parurent dans son journal[5]. On les a recueillies depuis, en 1751, parce qu’on recueille tout. Le morceau sur les croisades, qui fait une partie de l’ouvrage, fut donné dans ce recueil comme un morceau détaché ; et le tout fut imprimé très-incorrectement avec ce titre peu convenable : Plan de l’histoire de l’esprit humain[6]. Ce prétendu plan de l’histoire de l’esprit humain contient seulement quelques chapitres historiques touchant les IXe et Xe siècles.

Un libraire de la Haye ayant trouvé un manuscrit plus complet vient de l’imprimer avec le titre d’Abrégé de l’Histoire universelle, depuis Charlemagne jusqu’à Charles-Quint ; et cependant il ne va pas seulement jusqu’au roi de France Louis XI ; apparemment qu’il n’en avait pas davantage, ou qu’il a voulu attendre, pour donner son troisième volume, que ses deux premiers fussent débités.

Il dit qu’il a acheté ce manuscrit d’un homme qui demeure à Bruxelles. J’ai ouï dire, en effet, qu’un domestique de monseigneur le prince Charles de Lorraine en possédait depuis longtemps une copie, et qu’elle était tombée entre les mains de ce domestique par une aventure assez singulière. L’exemplaire fut pris dans une cassette, parmi l’équipage d’un prince pillé par des housards dans une bataille donnée en Bohême[7]. Ainsi on a eu cet ouvrage par le droit de la guerre, et il est de bonne prise. Mais apparemment que les mêmes housards en ont conduit l’impression. Tout y est étrangemement défiguré ; il y manque les chapitres les plus intéressants. Presque toutes les dates y sont fausses, presque tous les noms déguisés. Il y a beaucoup de phrases qui ne forment aucun sens ; d’autres qui forment un sens ridicule ou indécent. Les transitions, les conjonctions, sont déplacées. On m’y fait dire très-souvent tout le contraire de ce que j’ai dit, et je ne conçois pas comment on a pu lire cet ouvrage dans l’état où il est livré au public. Je suis très-aise que le libraire qui s’en est chargé y ait trouvé son compte, et l’ait si bien vendu ; mais, s’il avait voulu me consulter, je l’aurais mis en état de donner au moins au public un ouvrage moins défectueux ; et, voyant qu’il m’était impossible d’arrêter l’impression, j’aurais donné tous mes soins à l’arrangement de cet informe assemblage, qui, dans l’état où il est, ne mérite pas les regards d’un homme un peu instruit.

Comme je ne croyais pas, monsieur, que jamais aucun libraire voulût risquer de donner quelque chose de si imparfait, je vous avoue que je m’étais servi de quelques-uns de ces matériaux pour bâtir un édifice plus régulier et plus solide. Une des plus respectables princesses d’Allemagne[8] à qui je ne veux rien refuser, m’ayant fait l’honneur de me demander les Annales de l’Empire, je n’ai point fait difficulté d’insérer un petit nombre de pages de cette prétendue histoire universelle dans l’ouvrage qu’elle m’a ordonné de composer.

Dans le temps que je donnais à Son Altesse Sérénissime cette marque de mon obéissance, et que ces Annales de l’Empire étaient déjà presque entièrement imprimées, j’ai appris qu’un Allemand, qui était l’année passée à Paris, avait travaillé sur le même sujet, et que son ouvrage était prêt à paraître. Si je l’avais su plus tôt, j’aurais assurément interrompu l’impression du mien. Je sais qu’il est beaucoup plus capable que moi d’une telle entreprise, et je suis très-éloigné de prétendre lutter contre lui ; mais le libraire à qui j’ai fait présent de mon manuscrit a pris trop de peine et m’a trop bien servi pour que je puisse supprimer le fruit de son travail. Peut-être même que le goût dans lequel j’ai écrit ces Annales de l’Empire, étant différent de la méthode observée par l’habile homme dont j’ai l’honneur de vous parler, les savants ne seront pas fâchés de voir les mêmes vérités sous des faces différentes. Il est vrai que mon ouvrage est imprimé en pays étranger, à Bâle en Suisse, chez Jean-Henri Decker, et qu’on peut présumer que les livres français ne sont pas imprimés chez les étrangers avec toute la correction nécessaire. Notre langue s’y corrompt tous les jours depuis la mort des grands hommes que la révolution de 1685 y transplanta ; et la multitude même des livres qu’on y imprime nuit à l’exactitude qu’on doit y apporter. Mais cette édition a été revue par des hommes intelligents, et je peux répondre du moins qu’elle est assez correcte, etc.



FIN DE LA LETTRE.




  1. Ce morceau fut imprimé à la tête des Annales de l’Empire, en 1753 ; ainsi qu’il a été dit dans l’Avertissement de Beuchot, placé en tête des Annales de l’Empire, tome XIII, page 188.
  2. Mme du Châtelet.
  3. Voltaire a répété ces vers dans son Essai sur les Mœurs ; voyez tome XII, page 63. Il y avait sept ans qu’ils étaient imprimés lorsque Fréron publia, dans son Année littéraire (1700, tome VIII, page 335), une Lettre à M. de Voltaire sur Sadi, célèbre poète persan. Le même journal (1700, tome VII, page 183) contient, à propos de cette lettre, un petit écrit : Au poëte Sadi, qui n’est qu’une diatribe contre Voltaire.
  4. Voltaire a reproduit ces vers dans son Essai sur les Mœurs ; voyez tome XII, page 58.
  5. Voyez le Mercure de septembre, octobre, décembre (1er) 1750, et février 1751.
  6. Un volume fut imprimé, en 1753, sous le titre d’Histoire des Croisades : voyez la note, tome XI, page 435. Un autre volume avait été publié sous ce titre : Le Micromegas de M. de Voltaire, avec une histoire des croisades et un nouveau plan de l’histoire de l’esprit humain, par le même. Londres, 1752, très-petit in-8o ; Berlin, 1753, petit in-8o.
  7. La bataille de Sorr ; voyez page ix de l’Avertissement de Beuchot, en tête du tome XI.
  8. La duchesse de Saxe-Gotha ; voyez tome XIII, page 191.