À M. LULLI.

À Lulli seul le monde est redevable
De l’opéra dont on est enchanté1 ;
Rome n’a rien qui lui soit comparable,
Et tout Venise en est déconcerté.
Il nous réduit à chercher, dans la fable,
Un demi-dieu dont le charme est vanté.
Là, son Orphée, à jamais vénérable,
Demande au ciel, pour sa félicité,
Que par Lulli, ce maître inimitable,
Soit son mérite et décrit et chanté.
Si ce qu’on dit d’Orphée est véritable,
Il sut fléchir une divinité,
Jusques alors trouvée inexorable.
À son retour du lieu tant redouté,
Et l’ours affreux et le tigre implacable
Se dépouilloient de leur férocité ;
L’arbre qu’on vit le plus inébranlable,
Perdant alors son immobilité,
Suivoit Orphée : à son chant lamentable,
Il n’étoit plus d’insensibilité.
L’accent plaintif d’un amant misérable,
Par les échos tendrement répété,
À sa douleur rendoit tout pénétrable ;
Un deuil lugubre avoit tout infecté.
L’air du malheur, rendu communicable,
De sa noirceur avoit tout attristé ;
Tout s’affligeoit avec l’inconsolable.
On t’auroit vu bien plus de fermeté
Que n’eut Orphée, en son art déplorable.
Perdre sa femme est une adversité ;
Mais ton grand cœur auroit été capable
De supporter cette calamité.
En tout, Lulli, je te tiens préférable ;
Et chaque jour qu’on a représenté,
N’as-tu pas fait chose plus incroyable,
Que le miracle en mes vers raconté ?
Lorsqu’il te plaît, un rocher pitoyable
Se fond en pleurs malgré sa dureté ;
Le vent te prête un silence agréable ;
Des fiers torrents le cours est arrêté.
Lorsqu’il te plaît, un sommeil favorable
Donne aux tourments le repos souhaité ;
Et qui possède une douceur aimable,
Est, si tu veux, aussitôt agité.
Dans nos périls vient un dieu secourable ;
De nos péchés un autre est irrité :
Pluton te sert, de son gouffre effroyable ;
Les cieux, ouverts selon ta volonté,
Nous laissent voir le palais adorable,
Où Jupiter règne en sa majesté.
D’Orphée et de Lulli le mérite est semblable,
Je trouve cependant de la diversité,
Sur un certain sujet, assez considérable :
Si Lulli, quelque jour, descendoit aux enfers,
Avec un plein pouvoir de grâces et de peines :
Un jeune criminel sortiroit de ses fers,
Une pauvre Euridice y garderoit ses chaînes.



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Il s’agit probablement ici de l’opéra d’Armide, représenté à Paris en 1686, et qui le fut quelque temps après en Angleterre. Voy. sup., p. 389 et suiv.