Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 356-358).


À GŒTHE


Lorsqu’il traduisit pour le théâtre le Mahomet de Voltaire.

Et toi aussi, qui nous avais arrachés au joug des fausses règles pour nous ramener à la vérité et à la nature ; toi, Hercule au berceau, qui étouffas de tes mains d’enfant les serpents enlacés autour de notre génie, toi, depuis si longtemps, ministre d’un art tout divin, tu vas sacrifier sur les autels détruits d’une muse que nous n’adorons plus !

Ce théâtre n’est consacré qu’à la muse nationale, et nous n’y servirons plus des divinités étrangères ; nous pouvons maintenant montrer avec orgueil un laurier qui a fleuri de lui-même sur notre Parnasse. Le génie allemand a osé pénétrer dans le sanctuaire des arts, et, à l’exemple des Grecs et des Bretons, il a brigué des palmes incueillies.

N’essaye donc pas de nous rendre nos anciennes entraves par cette imitation d’un drame du temps passé ; ne nous rappelle pas les jours d’une minorité dégradante… Ce serait une tentative vaine et méprisable que de vouloir arrêter la roue du temps qu’entraînent les heures rapides ; le présent est à nous, le passé n’est plus.

Notre théâtre s’est élargi ; tout un monde s’agite à présent dans son enceinte : plus de conversations pompeuses et stériles ; une fidèle image de la nature, voilà ce qui a droit d’y plaire. L’exagération des mœurs dramatiques en a été bannie, le héros pense et agit comme un homme qu’il est ; la passion élève librement la voix, et le beau ne prend sa source que dans le vrai.

Cependant le chariot de Thespis est légèrement construit : il est comme la barque de l’Achéron qui ne pouvait porter que des ombres et de vaines images ; en vain la vie réelle se presse d’y monter, son poids ruinerait cette légère embarcation, qui n’est propre qu’à des esprits aériens ; jamais l’apparence n’atteindra entièrement la réalité : où la nature se montre il faut que l’art s’éloigne.

Ainsi, sur les planches de la scène, un monde idéal se déploiera toujours ; il n’y aura rien de réel que les larmes, et l’émotion n’y prendra point sa source dans l’erreur des sens. La vraie Melpomène est sincère ; elle ne nous promet rien qu’une fable, mais elle sait y attacher une vérité profonde ; la fausse nous promet la vérité, mais elle manque à sa parole.

L’art menaçait de disparaître du théâtre… L’imagination voulait seule y établir son empire, et bouleverser la scène comme le monde ; le sublime et le vulgaire étaient confondus… L’art n’avait plus d’asile que chez les Français : mais ils n’en atteindront jamais la perfection ; renfermés dans d’immuables limites, ils s’y maintiendront sans oser les franchir.

La scène est pour eux une enceinte consacrée : de ce magnifique séjour sont bannis les sons rudes et naïfs de la nature ; le langage s’y est élevé jusqu’au chant ; c’est un empire d’harmonie et de beauté : tout s’y réunit dans une noble symétrie pour former un temple majestueux, dans lequel on ne peut se permettre de mouvements qui ne soient réglés par les lois de la danse.

Ne prenons pas les Français pour modèles : chez eux l’art n’est point animé par la vie : la raison, amante du vrai, rejette leurs manières pompeuses, leur dignité affectée… Seulement ils nous auront guidé vers le mieux ; ils seront venus, comme un esprit qu’on aurait évoqué, purifier la scène si long-temps profanée, pour en faire le digne séjour de l’antique Melpomène.