Typographie de E. Plon et Cie.
À


CALDERON


POËME


PAR


M. FRANCIS MELVIL
LAURÉAT
DU CONCOURS POÉTIQUE OUVERT PAR L’ACADÉMIE ESPAGNOLE
À L’OCCASION DU
DEUXIÈME CENTENAIRE DE CALDERON DE LA BARCA
1881



PARIS
TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie
RUE GARANCIÈRE, 8.
1881


À

CALDERON



L’aurore à l’orient brille, adorable et claire ;
Les cœurs sont frémissants, les fleurs jonchent le sol,
Et nous venons chanter ton hymne séculaire,
Ô glorieux enfant du doux ciel espagnol !

Lorsque tout ici-bas sombre dans la nuit noire,
Quand tout s’évanouit comme un songe d’été,
Le poëte divin, endormi dans sa gloire,
Rajeunit chaque jour pour la postérité.

D’un respect attendri le peuple l’environne ;
Pour lui deux cents hivers comptent pour un printemps ;
Plus s’amassent les ans, plus verte est sa couronne,
Plus son front resplendit sous les airs éclatants.

L’ombre efface d’hier les pompes solennelles,
L’oubli couvre bientôt le nom du conquérant ;
Mais toi, peintre profond des luttes éternelles,
Plus passeront les jours, plus tu paraîtras grand.


D’autres chantent l’ivresse ardente des armées,
Les héros expirant dans leur cuirasse d’or,
À l’horizon sanglant les villes enflammées,
Et la beauté d’Hélène, et les adieux d’Hector ;

Tournés vers les pays où le soleil se lève,
Ils franchissent sans peur les bornes du réel,
Et s’en vont, éblouis, relever dans un rêve
Près du tombeau du Christ le trône d’Israël ;

Sans s’étonner des coups qui menacent leurs têtes,
Ils iront découvrir des mondes inconnus,
Et verront sans effroi le géant des tempêtes
Se dresser sur les flots qui baignent ses pieds nus.

D’autres, assis aux bords des murmurants rivages,
Célèbrent en leurs vers qu’écoute Amaryllis,
Les monts, et les forêts, et les grottes sauvages,
Et les vallons discrets tout parfumés de lys ;
 
Les troupeaux regagnant les huttes embaumées,
Les chastes visions debout sur les hauteurs,
Les agrestes hameaux d’où montent des fumées,
Et les chants alternés des antiques pasteurs ;

La nymphe sur le lac dénouant sa ceinture,
Les Dieux qui ne sont plus et qu’on pleure toujours,
Ton charme et tes splendeurs, ô féconde Nature,
Ton poëme immortel et tes jeunes amours.


Toi, Calderon, tu fus de ces voyants sublimes
Qui, se couvrant d’un masque effrayant ou moqueur,
Du haut de leurs tréteaux ont sondé les abîmes
Que l’homme épouvanté cache au fond de son cœur.

L’homme seul, rien que lui, tel sera ton domaine :
L’éternel voyageur qui d’un pas incertain
Marche sans s’arrêter, et sans voir où le mène
Dans la profonde nuit l’implacable Destin ;
 
L’homme, avec le vautour qui le tient dans ses serres.
Sa bouche qui tantôt dit oui, tantôt dit non,
Sa pourpre et ses haillons, sa joie et ses misères,
Son rire gigantesque et ses douleurs sans nom ;
 
L’homme avec ses désirs qui rempliraient cent vies,
Ses élans vers un but qui fuit loin de ses yeux,
Ses soifs de l’idéal toujours inassouvies,
Son vol toujours brisé vers le gouffre des cieux !
 
Ô puissant enchanteur, tu nous ravis notre âme,
Tu nous berces et tu nous étreins tour à tour,
Lorsqu’à nos yeux charmés tu déroules ton drame,
Fait de terreur intense et d’ineffable amour,
 
De rires argentins, de délire, d’ivresse,
De songes qu’entrecoupe un refrain montagnard,
De serments, de baisers, de longs cris de tendresse
Qu’étouffe dans le sang la lame d’un poignard ;


Ton drame, large, immense, aux contrastes sans nombre,
Qui palpite, et se rit des siècles orgueilleux,
Où se révèle un âge enseveli dans l’ombre
Où revit tout un monde étrange et merveilleux ;

Ton drame, où du tombeau surgit la vieille Espagne,
Avec ses blanches tours et ses donjons massifs,
Ses amants et ses rois errant dans la campagne,
Ses dames s’endormant sous les arbres pensifs,

Ses passages obscurs, où dans les nuits fiévreuses
Les galants cavaliers rôdent à pas de loups
Sous les balcons de fer des belles amoureuses,
Qu’espionnent de loin les hidalgos jaloux ;

Ses buveurs, ses bouffons dignes des épopées,
Ses bandits adorant chaque croix du chemin,
Ses nocturnes combats où grincent les épées,
Ses moines s’avançant le rosaire à la main ;

L’Espagne du passé, vénérable, héroïque,
Avec son peuple fier au vieux sol attaché,
Et son vieux point d’honneur formidable et stoïque,
Qui veut que l’homme meure avant d’être taché.

L’honneur ! le mot sacré devant qui tout s’efface,
Le lien éternel et la suprême loi,
Le trésor trois fois saint qu’on vénère, et qui passe
Toujours avant l’amour, peut-être avant la foi !


L’honneur ! tel est le feu qui consumait ton âme,
Le phare qui toujours à tes regards a lui,
Et ton vers a gardé la trace de la flamme
Qui te brûla jadis et nous brûle aujourd’hui.

C’est grâce à ce flambeau que ta race indomptée
Resta libre et superbe, et brava l’oppresseur :
Vieille terre du Cid, tressaille, et sois fêtée
Par la France, qui t’aime et te nomme : Ma sœur !
 
Naguère encor la paix du monde était bannie,
Les penseurs héritaient des haines des aïeux,
Et quiconque, ô Sophocle, adorait ton génie,
Devait nommer Shakspeare en détournant les yeux :
 
Maintenant il n’est plus de joug ni d’anathèmes ;
La liberté triomphe et le génie est roi ;
Son souffle anéantit les antiques systèmes,
Et tous, ô Calderon, s’inclinent devant toi.

Ton drame est acclamé du peuple qui s’éveille,
Et l’œuvre qui jaillit de ton vaste cerveau
Va séduire Molière aussi bien que Corneille,
Et Shakspeare ravi va te crier : Bravo !

Les grands jours sont prochains ; une lueur étrange
À l’extrême horizon argente les flots bleus,
Et l’on dirait parfois qu’on aperçoit un ange,
Effleurant de son vol les sommets fabuleux.


Ô vieux maître, la nuit du monde se sépare,
Les lointains sont emplis de voix et de clartés,
Quelque chose de grand et de doux se prépare,
D’espoir et de désir les cœurs sont transportés ;

Un immortel rayon luit au bord des abîmes,
L’ombre fuit et n’est plus qu’un vague souvenir,
Et les peuples, debout sur les plus hautes cimes,
Vont saluer ton aube, ô sublime Avenir !


Francis Melvil.