Le Semeur de cendres/« Un soir, au temps du sombre équinoxe d’automne »

Le Semeur de cendres
Le Semeur de cendres : 1898-1900Société du Mercure de France (p. 42-46).




XIII




Un soir, au temps du sombre équinoxe d’automne
Où la mer forcenée et redoublant d’assauts
Se cambre et bat d’un lourd bélier le roc qui tonne,
Nous étions dans un lieu qui domine les eaux.

Heure trouble, entre l’ombre et le jour indécise !
La faux du vent sifflait dans les joncs épineux.
À mes pieds, sur la terre humide et nue assise,
Tu frissonnais devant l’horreur du ciel haineux.


Inattentive aux cris des stridentes mouettes,
Tu regardais la nuit de pente en pente errer ;
Des pleurs brûlaient tes yeux et tes lèvres muettes,
Et l’embrun te glaçait sans te désaltérer.

Et moi, sur ce rocher dont l’eau sculpte la proue,
Debout comme à l’avant d’un vaisseau de granit,
J’écoutais l’escadron des vagues qui s’ébroue,
Et, terrible, et ruant dans les récifs, hennit.

O flots ! hors de la forge où l’ouragan vous ferre,
Vous voyant, troupe immense aux crinières de sel,
Vous former, vous défaire et sans fin vous refaire,
Je souffrais du labeur de l’être universel.

Mon âme qui, d’un âpre espoir et tout entière,
A l’immuable vie aspire obstinément,
S’irritait du destin qui force la matière
A chercher sans repos son propre achèvement.

« Où donc, criais-je, où donc est celui qui demeure ?
Tout devient, il n’est pas d’être vivant qui soit ;
Il faut pour qu’un dieu naisse un dieu vieilli qui meure ;
L’esprit même est détruit par le temps qu’il conçoit.

Cesse, ô mon âme, enfin, de te croire immortelle,
Car rien, certe, au delà du tombeau ne t’est dû ! »
Ainsi je blasphémais, et ma voix était telle
Qu’un grand sang-lot dans l’ombre et dans lèvent perdu.

Mais toi, la simple et faible et tendre créature,
Cœur sublime qui n’as besoin que d’un baiser
Pour saisir les profonds desseins de la nature,
Tu pleurais sans trouver de mots pour m’apaiser.

Anxieuse au milieu du triste crépuscule
Où l’âme semble avec les choses s’obscurcir,
Devant l’hostilité d’un esprit qui calcule
D’un froid intérieur tu te sentais transir.

« Hélas ! hélas ! il veut ignorer que je l’aime.
Disais-tu, ce pauvre homme amer et trop subtil !
Sous lui, comme une fosse, il creuse son problème ;
Mes bras lui sont ouverts pourtant, que n’y vient-il ?

Ah ! quittons ce rocher glacé comme une tombe !
Là-bas, mon cher amour, rit ma blanche maison ;
La vigne vierge autour d’elle grimpe et retombe :
Tu verras à travers les feuilles l’horizon.

L’automne espère encore aux beaux jours : fais comme elle ;
Vivre est doux aux rayons du soir, le long des murs,
Quand un air tiède émeut la treille jaune et mêle
L’odeur de l’Océan aux parfums des fruits mûrs.

Tu seras à mes pieds, tu tiendras ma main nue ;
Tes yeux tristes levés sur les miens y liront
Une ardente pitié pour ta peine inconnue ;
Et puis je poserai mes lèvres sur ton front.


Dans cette humble maison nous aurons Dieu pour hôte ;
L’amour n’y sera plus qu’une prière : Ainsi
La femme pour les cœurs, Seigneur, qu’elle vous ôte,
Parfois vous rend un cœur hier encore endurci. »

O bien-aimée ! ô plainte à mes pieds répandue !
Heure farouche où tout en moi désespérait,
Où toute ma pensée, affreusement tendue,
Luttait pour arracher au Destin son secret !

A l’occident, au fond d’un porche de nuées,
Le soleil soucieux s’échancrait sur les flots ;
A mon cou, par tes mains étroitement nouées,
Tu suspendais ton corps secoué de sanglots ;

Et sentant entre nous l’étendue infinie
Qui sépare du ciel l’esprit contemplateur,
Nous regardions le feu de l’astre en agonie
Dans les mers du couchant descendre avec lenteur.