Le Temps du 6 septembre 1918 (p. 2-6).

« PRO DOMO »



M. Louis Bertrand réédite ce matin, pour les lecteurs de l’Écho de Paris, la scène toujours réjouissante du sonnet d’Oronte. Nous avons eu le malheur de ne pas beaucoup admirer son nouveau roman Sanguis martyrum. Il est, naturellement d’un avis contraire, et le trouve admirable.

Et je vous soutiens, moi, que mes vers sont fort bons,

disait Oronte, et il ajoutait :

Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?


À quoi Oreste répondait doucement :

Si je disais vos vers, J’en aurais davantage.

Les auteurs insuffisamment loués à leur gré n’ont pas changé, quant au fond, depuis Molière. La différence n’est que dans la forme : ils sont beaucoup plus mal embouchés. M. Louis Bertrand flétrit notre « obturation intellectuelle » et notre « ignorance de primaire » ; ce qui ne l’empêche pas de nous traiter, trois lignes plus bas, de « champignon de Sorbonne ». On croyait que la Sorbonne appartenait à l’ordre de l’enseignement supérieur. Mais M. Louis Bertrand n’en est pas à une contradiction près. Il est l’ennemi personnel de la logique, même lorsqu’il lui arrive de n’être pas en colère. D’ailleurs, il n’en rougit pas ; il s’en vante ! C’est son système. Poursuivons. À notre « servilité d’esprit » bien connue (notamment d’un certain nombre d’académiciens) s’ajoute, d’après M. Louis Bertrand, « une tare morale assurément plus grave : la haine du médiocre ou de l’inférieur contre tout ce qui le dépasse ». Ce qui nous dépasse, pour M. Bertrand, c’est, bien entendu, M. Louis Bertrand lui-même, et principalement son plus récent volume, qu’il tient pour un chef-d’œuvre. Nous regrettons de ne pouvoir partager cette dernière opinion. L’auteur de Sanguis martyrum continuera donc à nous considérer comme « totalement dénué de goût, de sensibilité littéraire… pas très intelligent… un maquignon en foire, et qui pis est, un maquignon normand… une quantité négligeable… », etc… Alors, pourquoi M. Bertrand ne nous néglige-t-il point ? Mais l’homme au sonnet s’était écrié :

Je me passerai bien que vous les approuviez.

L’homme au roman devait suivre son modèle et se conformer à son type. Il soulève, en outre, une question qui ne pouvait se poser entre Alceste et Oronte. Il nous impute de « manquer d’indépendance et d’impartialité », d’être « inféodé à un parti » et en état de « vassalité intellectuelle », de nous acharner « avec une patience de bœuf et un sombre enragement de sectaire » contre lui, Bertrand, à cause de ses convictions, et « contre tous les écrivains indépendants, contre quiconque n’adhère pas à notre vulgaire Credo… »

M. Louis Bertrand se trompe, et il le sait bien. Ayant nous aussi quelques vues sur certains sujets d’intérêt général, nous discutons et combattons, comme c’est notre droit et comme tous les critiques l’ont toujours fait, les idées adverses que nous regardons comme fausses. Mais à côté de la critique des idées, qui est sans doute légitime et que M. Bertrand a souvent pratiquée pour son compte sans ménagement, il y a la critique purement esthétique et littéraire, qui doit assurément rester objective et impartiale. De cette impartialité obligatoire, nous avons donné maintes preuves dont quelques-unes ne peuvent être ignorées de M. Louis Bertrand. Nous avons toujours reconnu, nous avons été souvent des premiers à reconnaître le talent des auteurs et le mérite des ouvrages les plus éloignés de nos propres opinions. Nous avons publié des articles fort élogieux sur M. Maurice Barrès (qui nous en a remercié en nous accusant de trahir la cause de la France, comme admirateur de Wagner et de Nietzsche, qu’il a tant admirés lui-même), Frédéric Masson (qui a gracieusement demandé, pour les mêmes raisons, qu’on nous fusillât, si nous étions conscient, ou qu’on nous enfermât, dans le cas contraire), Mistral, saint François d’Assise, Léon Bloy (qui nous a qualifié de nègre), Paul Claudel, Charles de Pomairois, Elémir Bourges, Francis Jammes, Charles Péguy, Pierre Lasserre, et d’autres encore, qui ne sont certes pas de nos amis politiques ou philosophiques.

En ce qui concerne M. Louis Bertrand, nous avons toujours saisi avec empressement les occasions de le complimenter : ce n’est pas notre faute si elles sont un peu moins nombreuses que ses publications. Nous avons toujours distingué entre son talent, qui fut brillant dans plusieurs volumes, et ses théories de champion de l’école de la Vie, puis de polémiste et de conteur réactionnaire, lesquelles n’ont pu en effet obtenir notre approbation. Ce n’est pas notre faute non plus si cet avatar ne lui a pas réussi, si son Saint Augustin ne vaut pas Pepete le bien-aimé, ni si son Sanguis martyrum ne vaut rien. Nous avons si peu de parti pris contre lui que nous avons publié un article pour blâmer l’Académie de ne l’avoir pas dit et de lui avoir donné un chiffre de voix dérisoire. M. Louis Bertrand nous adressa alors une lettre de remerciements, conçue en termes cordiaux. Et le mois dernier encore, dans le Soleil du Midi, tout en répondant à certaines de nos objections, il écrivait : « …L’éminent critique du Temps, M. Paul Souday, que j’aime et que je révère vraiment… » Mais, à cette date, notre feuilleton sur Sanguis martyrum n’avait point encore paru… — P. S.