La Légende des siècles/« La Vérité »

« La Vérité »
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 225-229).

 
La Vérité, lumière effrayée, astre en fuite,
Évitant on ne sait quelle obscure poursuite,
Après s'être montrée un instant, disparaît.
Ainsi qu'une clarté passe en une forêt,
Elle s'en est allée au loin dans l'étendue,
Et s'est dans l'infini mystérieux perdue,

Mêlée à l'ouragan, mêlée à la vapeur,
Sombre, et de leur côté les hommes ont eu peur.
Peur d'elle, comme elle a peur des hommes peut-être.
Son effacement laisse obscure la fenêtre
Ouverte dans notre âme et béante au milieu
De l'ombre où l'épaisseur du temple cache Dieu.
Maintenant il fait nuit, le mensonge est à l'aise.
Cependant, par moments, sur la noire falaise,
D'où l'on voit l'inconnu sans borne, et les roulis
Du firmament tordant les astres dans ses plis,
Sommet d'où l'on entend Dieu tourner son registre,
Et d'où l'on aperçoit le modelé sinistre
Des mondes ignorés, des vagues univers,
L'un pour l'autre effrayants parce qu'ils sont divers,
Faîte où les visions se confrontent entr'elles,
Où les réalités, pour nous surnaturelles,
Semblent avoir parfois la figure du mal,
Du haut de cette cime appelée Idéal,
Par instants un chercheur fait l'annonce sacrée,
Et dit : — La Vérité, qui guide, échauffe et crée,
Haute lueur par qui l'âme s'épanouit,
Vivants, va revenir bientôt dans votre nuit ;
Attendez-la. Soyez prêts à la voir paraître. —
La terre alors se met à rire ; alors le prêtre,
Alors le juge, alors le reître, alors le roi,
Quiconque vit d'erreur, d'imposture et d'effroi,
Dracon au nom des lois, Tibère au nom des hommes,
Caïphe au nom du ciel, tout ce que les Sodomes

Contiennent de plus sage et de plus vertueux,
Tous les cœurs nés, ainsi que l'hydre, tortueux,
Les frivoles, les purs, les doctes, les obscènes,
Tout le bourdonnement de ces mouches malsaines,
S'acharne ; un homme est fou du moment qu'il est seul.
On rit d'abord ; le rire a fait plus d'un linceul ;
Puis on s'indigne : — Il faut qu'un tel forfait s'expie ;
L'homme osant n'être pas aveugle, est un impie !
Quoi ! celui-ci prétend qu'il voit de la clarté !
Il dit qu'il voit de loin venir la vérité !
Il sait l'heure, il connaît l'astre, il a l'insolence
D'être une voix chez nous qui sommes le silence,
D'être un flambeau chez nous qui sommes la noirceur !
Il vit là-haut ! il est ce monstre, le penseur !
Quoi ! sa prunelle est sainte, et serait la première
Qu'éblouirait l'auguste et lointaine lumière !
L'abîme est noir pour nous et pour lui serait bleu !
Si ce n'est pas un fou, ce serait donc un dieu !
À bas ! — Et cris, fureur, sarcasme, affronts, supplices !
Les ignorants naïfs et les savants complices,
Tous, car c'est l'homme auquel on ne pardonne point,
Arrivent, et chacun avec sa pierre au poing.
Ah ! tu viens annoncer la vérité ! prédire
La fin de la bataille et la fin du délire,
La fin des guerres, plus d'échafaud, le grand jour,
Le plein midi, la paix, la liberté, l'amour !
Ah ! tu vois tout cela d'avance ! Plus d'envie,
L'homme buvant la joie aux sources de la vie,

Et la Fraternité, de ses larges rameaux
Laissant tomber les biens en foule et non les maux.
Pour avoir de tels yeux il faut être stupide !
À mort ! Et chacun grince, et trépigne, et lapide ;
Avec tout ce qu'on a sous la main, fouets, bâtons,
On frappe, on raille, on tue au hasard, à tâtons,
Tant les âmes ont peur de manquer de ténèbres,
Et tant les hommes sont facilement funèbres !
L'ennemi public meurt. Bien. Tout s'évanouit.
Nous allons donc avoir tranquillement la nuit !
La sainte cécité publique est rétablie.
On boit, on mange, on rampe, on chuchote, on oublie,
L'ordre n'est plus troublé par un noir songe-creux ;
On est des loups contents et des ânes heureux ;
Le bonze met son masque et le temple son voile ;
Quant au rêveur marchant en avant de l'étoile,
Qui venait déranger Moïse et Mahomet,
On ne sait même plus comment il se nommait.
Et qu'annonçait-il donc ? La vérité ? Quel songe !
Au fond, la vérité, vivants, c'est un mensonge ;
La vérité n'est pas. Fermons les yeux. Dormons.
Tout à coup, au milieu des psaumes, des sermons,
Des hymnes, des chansons, des cris, des ironies,
Quelque chose à travers les brumes infinies
Semble apparaître au seuil du ciel, et l'on croit voir
Un point confus blanchir au fond du gouffre noir,
Comme un aigle arrivant dont grandit l'envergure ;
Et le point lumineux devient une figure,

Et la figure croît de moment en moment,
Et devient, ô terreur, un éblouissement !
C'est elle, c'est l'étoile inouïe et profonde,
La Vérité ! c'est elle, âme errante du monde,
Avec son évidence où nul rayon ne ment,
Et son mystère aussi d'où sort un flamboiement ;
Elle, de tous les yeux le seul que rien n'endorme,
Elle, la regardée et la voyante énorme,
C'est elle ! Ô Vérité, c'est toi ! Divinement,
Elle surgit ; ainsi qu'un vaste apaisement
Son radieux lever s'épand dans l'ombre immense ;
Menace pour les uns, pour les autres clémence,
Elle approche ; elle éclaire, à Thèbes, dans Ombos,
Dans Rome, dans Paris, dans Londres, des tombeaux,
Une ciguë en Grèce, une croix en Judée,
Et dit : Terre, c'est moi. Qui donc m'a demandée ?