« C’est assez, mes désirs, qu’un aveugle penser »

« C’est assez, mes désirs, qu’un aveugle penser »
Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 264-266).


VII

[POUR LE MÊME]

Ap. 1616


C’est assez, mes désirs, qu’un aveugle penser
Trop peu discrètement vous ait fait adresser
Au plus haut objet de la terre ;
Quittez cette poursuite, et vous ressouvenez
Qu’on ne voit jamais le tonnerre
Pardonner au dessein que vous entreprenez.

Quelque flatteur espoir qui vous tienne enchantés,
Ne connaissez-vous pas qu’en ce que vous tentez
Toute raison vous désavoue,
Et que vous m’allez faire un second Ixion,
Cloué là-bas sur une roue,
Pour avoir trop permis à son affection ?

Bornez-vous, croyez-moi, dans un juste compas,
Et fuyez une mer qui ne s’irrite pas

Que le succez n’en soit funeste.
Le calme jusqu’icy vous a trop asseurez ;
Si quelque sagesse vous reste,
Cognoissez le péril, et vous en retirez.

Mais, ô conseil infâme ! ô profanes discours
Tenus indignement des plus dignes amours
Dont jamais ame fut blessée !
Quel excez de frayeur m’a sceu faire gouster
Cette abominable pensée
Que ce que je poursuis me peut assez couster ?

D’où s’est coulée en moy cette lasche poison
D’oser impudemment faire comparaison
De mes épines à mes roses ?
Moy de qui la fortune est si proche des cieux
Que je voy sous moy toutes choses.
Et tout ce que je voy n’est qu’un point à mes yeux.

Non, non, servons Chrysanthe, et, sans penser à moy,
Pensons à l’adorer d’une aussi ferme foy
Que son empire est légitime.
Exposons-nous pour elle aux injures du sort ;
Et, s’il faut estre sa victime,
En un si beau danger moquons-nous de la mort.

Ceux que l’opinion fait plaire aux vanitez
Font dessus leurs tombeaux graver des qualitez

Dont à peine un dieu seroit digne ;
Moy, pour un monument et plus grand et plus beau,
Je ne veux rien que cette ligne :
« L’exemple des amans est clos dans ce tombeau. »