Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 07

Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome Ip. 149-167).


CHAPITRE VII.


On n’en finirait pas s’il fallait raconter tout ce que la pieuse signora fit indignement souffrir à la malheureuse créature confiée à ses soins. Qu’il suffise de dire qu’elle ne réussit pas à la réduire au point où elle voulait, et que les pensées de Victoria se tournèrent toutes sur la possibilité d’échapper à une aussi misérable tyrannie. Elle occupa son esprit à en calculer jusqu’aux moindres probabilités, mais inutilement. Elle ne pouvait aller plus loin que le jardin, où se trouvait bien une petite porte enfoncée, mais qui ne désignait pas où elle conduisait ; et cette objection eut-elle été levée, comment deviner la route qui allait à Venise ? Cependant l’essentiel était de sortir de l’enceinte destinée à ses promenades ; elle serait bien venue à bout du reste après.

Dans cette position, la pensée de séduire Catau lui vint subitement à l’esprit. Condamnée presqu’entièrement à la société de cette fille rustique, elle sut remarquer qu’un certain bon naturel, que quelque docilité ne lui étaient pas étrangers, et se cachaient mal sous la sévérité qui lui avait sans doute été commandée.

Catau était une paysanne de la Suisse, courte et grosse. Ses traits, durs et hommasses, annonçaient une créature rompue au travail. Elle avait été choisie par la signora, pour surveiller notre jeune demoiselle, et pour la mortifier, par la grossièreté de ses manières, ainsi que par la bassesse de sa condition. Ensuite, la signora pensait que Victoria la mépriserait trop pour tenter en aucune façon de la corrompre et de la mettre dans ses intérêts ; et eût-elle eu envie de le faire, l’extrême stupidité de Catau s’y serait opposée. Cependant, cette fois, l’infaillible signora se vit trompée dans sa pénétration ; car, non-seulement Catau n’était pas aussi stupide qu’elle se l’imaginait, mais elle possédait, au contraire, une certaine subtilité d’esprit, et une combinaison d’idées, qui, cachées sous un air tranquille et un silence habituel, faisaient méprendre sur sa capacité. Catau pouvait penser, et ce qui valait davantage, elle pouvait sentir, oui, beaucoup mieux que celles qui jugeaient aussi injustement qu’orgueilleusement de son caractère.

Pour en revenir à Victoria, elle n’eut pas plutôt saisi un rayon d’espoir d’échapper à la tyrannie, qu’elle songea à mettre la paysanne dans ses intérêts. Le tems et l’expérience l’avaient tellement persuadée de la méchanceté de la signora, qu’elle sentit la nécessité de ne pas paraître s’habituer à la société de Catau, mais, au contraire, de la mépriser ; car il suffisait à la bigote de voir goûter un moment de satisfaction par quelqu’un, pour exciter son attention malveillante. C’est pourquoi, lorsque Victoria montrait de la répugnance à se voir suivie par cette fille dans le jardin, ce qu’elle faisait souvent à dessein, la signora, d’un air qui marquait son triomphe, ordonnait à Catau de prendre son bras et de l’y conduire, pensant que c’était lui infliger la mortification la plus amère ; mais la signora manqua encore son coup cette fois, et sitôt que Victoria fut hors de sa vue, elle regarda Catau avec des yeux qui semblaient dire : ne pourrait-on tirer un meilleur parti de toi ? La pauvre fille devina sa pensée, et peut-être était-elle si bien disposée en ce moment, que la demoiselle n’eût pas tenté en vain d’en tenir parti. Ce ne fut pas néanmoins l’idée qui lui vint d’abord, parce qu’elle n’était pas assez mûrie par sa réflexion. Elle ne voulait rien entreprendre, qu’elle n’eût tout arrangé avec soin, dans sa tête. Ne faisant que commencer à sonder les dispositions de la paysanne, elle devait aller plus doucement, et d’ailleurs, son cœur toujours bien armé, ne s’abandonnait pas ainsi, même à une effusion de sensibilité due au moment.

Il arriva qu’un soir qu’elles parcouraient une partie des jardins, encore inconnue à Victoria, elles entrèrent dans une allée très-sombre formée de vigne et de chèvre-feuille : un laurier fort épais en bouchait presqu’entièrement l’entrée, et semblait défendre aux indiscrets d’y pénétrer. Cette allée allait tellement en serpentant, qu’il eût été difficile d’en mesurer l’étendue. Une fois dedans, elles continuèrent de marcher, Victoria avec un sentiment vague de crainte et d’espoir, et Catau par la curiosité commune aux esprits vulgaires.

Quand elles furent au bout, elles se trouvèrent à une fin de jardin, et en face d’un grand mur. Victoria se mit à le regarder avec une tristesse indicible. Le tournoyement de l’allée l’avait trompée, et elle croyait se trouver beaucoup plus loin. En examinant cet enclos si sombre et si élevé, sûrement, pensait-elle, il n’y a d’entrée à ce jardin que par la maison, et aucune autre sortie.

Tandis qu’elle y rêvait, marchant lentement le long du mur, elle remarqua qu’elle n’était pas encore venue dans cette partie de l’habitation. Enfin une petite porte enfoncée et cachée plus de moitié par la charmille, vint enchanter sa vue : deux verroux énormes et une forte serrure la fermaient. Elle appela Catau, et la lui montra, en demandant si elle savait où cette porte conduisait. La paysanne regarda vite par le trou de la serrure, et dit : dans le bois qui entoure cette maison, mam’selle ; mais à moins que d’être dehors, je n’en puis savoir davantage. — La première partie de sa réponse suspendit la respiration de Victoria : dans le bois, répéta-t-elle tout bas, en regardant aussi. Et, ne pourrait-on ouvrir cette porte, Catau ?

— Non, mam’selle, que je sache, et quand ça serait possible, vous savez bien que la signora… vous savez que…

— Je vous entends, Catau ; mais vous ne croyez pas qu’il y aurait un grand mal à se promener dans ce bois, et supposons que la signora l’ait défendu, personne n’irait le lui dire.

— C’est vrai, reprit Catau, d’un air pensif. C’est vraiment ben dur d’être enfermée comme ça ; mais Sainte-Vierge, comment ouvrir cette porte ?

— Ô ! ma chère Catau, rien n’est impossible aux gens de bonne volonté. Il vous serait facile de vous procurer la clef sous un prétexte quelconque, et alors vous pensez combien il serait délicieux de se trouver hors de l’habitation de la méchante signora.

— Il me vient une idée, mam’selle… oui, je pense une chose. Faut pas que je demande la clef, ça serait tout dire. Je me souviens qu’avant votre arrivée ici, la signora m’envoyait souvent chez Ambrosio, le jardinier, et que j’ai vu dans la serre où il met ses outils, un gros paquet de clefs toutes rouillées. Je gage que je mettrais ma main sans y voir, à l’endroit où le paquet est pendu.

— Eh bien ! cria Victoria, que son impatience naturelle empêchait de se contraindre ; eh bien, allez les chercher, nous les essayerons sur-le-champ.

— Oh ! que nani, mam’selle, dit doucement la fille, ça ne peut pas se faire comme ça. Voici la nuit qui vient, et la signora nous a déjà peut-être cherchées. Puis Ambrosio doit être rentré et occupé à ranger ses outils dans la serre. Demain, quand il travaillera bien loin dans le jardin, je guetterai le moment où je ne verrai plus personne, et me glisserai où sont les clefs. Il faut pour ça que je passe chez lui, car la serre est dans une petite cour derrière. Je ferai semblant de roder, et zeste j’attraperai le paquet sans réveiller la souris ; mais il faut me promettre, mam’selle… de… de ne pas me vendre, ni rester long-tems dehors. Je ferai alors tout ce que je pourrai pour vous obliger. Dites, mam’selle, n’est-ce pas que vous ne me vendrez pas.

Victoria était aux anges… les pieds lui brûlaient d’envie de passer la barrière que la signora avait mise à ses promenades ; cependant elle acquiesça avec une tranquillité apparente aux arrangemens de Catau, et retourna malgré elle à la maison.

Toute la nuit fut passée entre la crainte et l’espoir. Victoria excessivement agitée, souffrait encore de la contrainte qu’elle s’imposait. Elle eut la plus grande peine à se contenir dans les bornes qu’elle s’était prescrites ; ce travail continuel sur son humeur avait déjà produit des marques visibles sur sa personne, au point qu’elle en était devenue fort pâle et très-maigre. Cependant ses yeux n’avaient rien perdu de leur feu ; quoique chargés parfois de mélancolie, ils indiquaient encore tout ce qui se passait dans son âme altière et vindicative.

Le lendemain, vers midi, Catau, qui n’avait pas paru depuis qu’elle était levée, (car la signora la faisait coucher dans la même chambre que Victoria), entra brusquement, et après avoir fermé la porte avec soin, elle tira le gros paquet de clefs de sa poche. L’œil de Victoria étincela, et la pourpre d’orient vint ranimer ses joues. Elle les dévorait… elle se croyait déjà devant l’intéressante porte. Ce n’était cependant pas le moment de tenter l’aventure, car ayant besoin de rester un peu long-tems à essayer les clefs, l’heure du dîner pouvait les surprendre, et le soupçon marcher, c’est pourquoi elle remirent au soir leur essai.

Néanmoins, dans cette conduite de la simple Catau, il n’y avait pas la plus petite intention d’aider Victoria à s’échapper : elle était à mille lieues de cette idée qui l’eût fait frémir ; mais, si dans les commencemens elle avait traité Victoria avec brusquerie, ce n’avait été que pour obéir aux ordres de la signora ; peu-à-peu, selon qu’il est naturel à un bon cœur, elle s’était ennuyée du rôle qu’on lui faisait jouer ; elle avait repris sa douceur et son obligeance, et était redevenue respectueuse, ce qui convenait beaucoup mieux à ses sentimens. Outre ce, le rang de la jeune Victoria, qu’elle n’ignorait pas, produisit sur elle l’effet ordinaire d’en imposer aux inférieurs, quand surtout il est accompagné de noblesse et de dignité.

Victoria, qui s’était aperçue avec plaisir d’un changement de conduite dans sa gardienne, se défit elle-même, autant que possible, de sa hauteur habituelle ; ayant un point de vue fixe, elle montra à Catau une sorte de condescendance approchant de l’amitié. Elle lui fit quelques petits cadeaux de ce qui était en son pouvoir, (car la signora, pour la guérir, soi-disant, d’une vanité qui ne tendait qu’à la perdition de son âme, lui avait ôté la plus grande partie de ses bijoux et ajustemens.) Victoria donna donc ce qu’elle put, et les bagatelles qu’elle offrit avec grâce à Catau, firent un grand plaisir à cette dernière. La bonne fille n’était pas exempte du petit esprit mercenaire appartenant à ses pareilles. Ainsi, d’après ce, elle étendit volontiers la sphère des consolations de Victoria et de ses amusemens solitaires. C’est par cette raison qu’elle avait pris les clefs, comptant bien n’en faire usage que pour lui procurer une nouvelle satisfaction pendant quelques instans.

Le soir donc, elles descendirent de bonne heure dans le jardin, et abordèrent l’avenue déjà décrite. L’anxiété la plus forte donnait des ailes à Victoria, et elle fut bientôt à la porte qui avait excité dans son âme un espoir si séduisant. Elle prit brusquement les clefs des mains de la paysanne, et tremblante de vivacité, en essaya plusieurs. Une parut appartenir à la serrure ; Victoria voulut la tourner, mais peine inutile ! il était réservé à la forte main de Catau de triompher de la rouille et du fer. Elle enfonça la clef avec violence et tourna… mais deux énormes verroux empêchaient de savoir si le pêne était tiré. Enfin Catau s’empara d’une pierre, et frappant de toutes ses forces le bouton des verroux, la porte céda et fut ouverte.

Quelle joie pour la pauvre prisonnière ! elle s’élança comme un oiseau qui fuit de sa cage, dans le bois charmant qui était devant elle. La prudente Catau ferma la porte, et suivit Victoria qui regardait avec attention de tous côtés : aucune nouvelle barrière ne se présentait… osera-t-elle s’échapper ? Plongée dans la réflexion, elle restait indécise. — Catau, dit-elle, d’un air insouciant, pourrais-tu me dire de quel côté est Venise ?

— Venise, mam’selle (et Catau se tournait de droite et de gauche), Venise est là, j’en suis sûre, répondit la fille en montrant du doigt.

Ainsi donc, dit Victoria, en marquant la gauche avec mépris, Montebello est de ce côté. — Mille réflexions insupportables à endurer s’offrirent à son esprit. Elle se tourna brusquement, et d’un air qui semblait dire, maudit soit le lieu où j’ai été si indignement trompée, maudit soit l’air qu’on y respire.

Mais que ses sensations furent différentes, en regardant d’un autre côté. Venise est là, se disait-elle, et par conséquent c’est là que demeure Bérenza ! La distance qui, ainsi que la mort, augmente le mérite de l’objet aimé, et à laquelle était joint de plus le souvenir de l’artifice mis en usage pour l’en séparer, l’y faisait penser avec tendresse. Sans ces circonstances, il est bien à croire que Victoria n’en eût pas également ressenti. Ô cher Bérenza ! continuait-elle de penser, puis-je espérer de te revoir jamais ?

Cherchant cependant à rallier ses pensées, Victoria prit le bras de Catau, et marcha en silence. Mille songes divers flottaient encore dans son imagination. Le tout se passait insensiblement jusqu’au moment où Catau lui représenta avec respect qu’il était convenable de rentrer, ce qui la sortit de ses rêves sur l’avenir ; et elle sentit la justesse de l’observation de la paysanne.

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