Wyandotté/Chapitre XXVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 335-346).


CHAPITRE XXVIII.


Ils n’ont pas péri ! les douces voix dont je me souviens si bien, les bonnes paroles ; les sourires rayonnants et les traits, ce miroir de l’âme ; tout existe encore.

Tout reviendra ; les liens de pure affection nous uniront encore ; ce qui est mauvais seul succombera, et le chagrin n’ira trouver que le prisonnier.

Alors je pourrai les regarder : lui toujours bon et paternel ; elle toujours belle et jeune.

Bryant.
 


La scène qui suivit ravagea la vallée comme un ouragan. Joyce était resté sur la galerie du toit, animant sa petite garnison et tâchant d’intimider ses ennemis dans ce moment extrême. La pluie de balles avait atteint les palissades et les bâtiments, et il n’avait reçu aucun mal. Mais en entendant en bas le son de la voix du major et l’annonce que miss Maud et Nick étaient à la porte, il changea soudain de système de défense. Il descendit rapidement pour faire son rapport et recevoir les ordres du nouveau commandant, pendant que les nègres, les femmes aussi bien que les hommes, s’élançaient dans la cour à la rencontre de leurs jeunes maîtres.

Il n’est pas facile de décrire ce qui se passa lorsque Willoughby et Maud eurent été entourés par les noirs. Le bonheur se faisait d’autant mieux sentir à ces pauvres êtres qu’ils avaient eu récemment un grand chagrin. La mort de leur maître et la captivité de master Bob et de miss Maud leur étaient apparues comme la ruine générale de la famille Willoughby ; mais à cette heure leurs espérances revivaient d’une manière miraculeuse. Au milieu des clameurs, des cris, des larmes, des lamentations et des irrésistibles éclats de joie, Joyce put à peine trouver un moment pour remplir son devoir.

— Je vois ce que c’est, sergent, s’écria Willoughby. L’assaut va avoir lieu, et vous désirez le repousser.

— Il n’y a pas un instant à perdre, major Willoughby, les ennemis sont déjà aux palissades, et nous n’avons que Jamie et le jeune Blodget.

— À vos postes, à vos postes, tout le monde. La maison se confiera dans le hasard. Pour l’amour de Dieu, Joyce, donnez-moi des armes ; il faut que je venge mon père.

— Robert, cher Robert, dit Maud en le serrant dans ses bras, n’ayez pas de tels sentiments en pareil moment. Défendez-nous, mais en chrétien.

Un baiser fut la réponse de Bob, et Maud s’élança dans la maison pour aller retrouver sa mère et Beulah, pensant que la nouvelle du retour de Bob pourrait être un léger adoucissement à leur douleur.

Willoughby n’avait pas le temps de consoler sa mère. Il fallait défendre la Hutte contre une horde d’ennemis, et les coups de carabine qui partaient de la galerie et des champs, annonçaient que le conflit était sérieusement engagé.

Joyce donna une carabine au major, et ils montèrent ensemble rapidement sur les toits. Ils y trouvèrent Jamie Allen et Blodget chargeant et tirant aussi vite qu’ils le pouvaient ; ils furent bientôt rejoints par tous les nègres. Sept hommes étaient maintenant réunis dans la galerie ; trois furent mis devant et deux de chaque côté ; le major allait partout où les circonstances l’appelaient ; et Mike, qui connaissait peu l’usage des armes à feu, resta à la porte pour faire le guet.

C’était pour les sauvages une chose si peu habituelle d’attaquer en plein jour, et sans recourir à la surprise, que les assaillants étaient en confusion. L’idée de donner l’assaut leur fut inspirée par le ressentiment qu’ils éprouvaient de l’évasion du prisonnier ; mais les hommes blancs du parti, quoique se laissant entraîner par les événements, avaient formellement désapprouvé cette mesure. Ces décisions soudaines étaient communes dans les guerres indiennes, et produisaient souvent des désastres. Dans cette occasion cependant, ce qui pouvait leur arriver de plus désagréable, c’était d’être repoussés, et les meneurs démagogues qui devaient leur autorité aux nécessités de l’époque se soumettaient à cette nécessité, si elle se présentait. L’attaque avait été faite avec une férocité qui l’avait empêchée d’être mesurée. Au moment où l’on fit feu sur le major, les assaillants se découvrirent et remplirent les champs. C’est alors que la défense fut laissée à Allen et à Blodget, autrement les ennemis auraient pu payer cher leur imprudence. En effet, Blodget abattit un des plus hardis Indiens, tandis que le maçon faisait feu avec autant de bonne volonté, mais avec moins de succès. Le hurlement qui suivit cette démonstration de la force apparente de la garnison était mêlé de colère féroce et d’exaltation, et l’élan vers les palissades fut général et rapide. Quand Willoughby posta ses hommes, la palissade était déjà envahie par les ennemis, les uns montant, les autres faisant feu ; quelques-uns en aidant d’autres à grimper ; un Indien tomba en dedans de la palissade, seconde victime de l’infaillible coup d’œil de Blodget.

La décharge partie des toits fit reculer les sauvages, dont quelques-uns se mirent promptement à couvert. Trois ou quatre se croyant en sûreté en dedans des palissades, cherchèrent un abri du côté des bâtiments. La vue de ces hommes, parfaitement sains et saufs, même sous le feu de la garnison tant que celle-ci ne tenterait pas de sortie, enhardit ceux qui étaient dehors et produisit ce qui n’avait pas eu lieu jusque-là, de l’ordre et de l’ensemble dans l’attaque. Le feu devint plus régulier des deux côtés, le parti assaillant étant couvert par les arbres et les haies, pendant que la garnison veillait au haut des toits.

Au moment de l’invasion de la Hutte, tous les ci-devant serviteurs du capitaine Willoughby qui avaient déserté abandonnèrent leurs différentes occupations dans les bois et dans les champs, et se rassemblèrent au dedans et autour des cabanes avec leurs femmes et leurs enfants. Joël seul ne se montrait pas. Il avait amené ses amis derrière un tas de foin, à une distance respectueuse de la maison, dont ils pouvaient approcher sans risque, au moyen du ruisseau et des broussailles, qui le bordaient. Le petit conseil tenu à cet endroit prit place au même moment qu’une demi-douzaine d’assaillants tombes en dedans de la palissade étaient groupés sous les murs des bâtiments.

— La nature nous dit comment il faut nous conduire, fit observer Joël en montrant à ses compagnons ceux qui étaient près de la Hutte. Vous voyez ces hommes en dedans des palissades, ils sont plus en sûreté que nous, et si ce n’était par respect pour les apparences, je désirerais être avec eux. Cette maison ne sera prise qu’après un combat désespéré, car le capitaine est un vieux guerrier et il aime l’odeur de la poudre. (Le lecteur comprend par les paroles que la mort du brave vétéran n’était connue que des habitants de la Roche.) — Il ne se rendra pas, tant qu’il aura de quoi charger un fusil. Si j’avais vingt hommes, non trente vaudraient mieux à mettre à la même place qu’occupent ces compagnons, je crois que la place serait emportée en quelques minutes alors la liberté aurait raison et les hommes de la monarchie seraient mis à bas comme ils le méritent.

— Que faire ? demanda le chef Mohawk, parlant anglais avec un accent guttural. Pas tirer, pas pouvoir tuer les bûches.

— Non, chef ; ce que je vous dis est raisonnable et faisable. Il n’y a qu’un des côtés de la porte de posé et je me suis arrangé pour que les étais de celui qui n’est pas dans ses gonds soient défaits. Si j’avais seulement avec moi un homme de bonne volonté, l’affaire serait faite et promptement.

— Allez, vous, répondit le Mohawk avec une expression de méfiance et de mépris.

— Chacun a son emploi, chef. Le mien est la paix, la politique, la liberté ; le vôtre est la guerre. Pourtant je puis vous mettre, vous et vos compagnons, sur la voie, et vous verrez alors ce que vous pourrez faire. Miséricorde ! combien je vois de diables désespérés sur le toit. Je ne serais pas étonné s’ils tuaient ou blessaient quelqu’un.

Telles furent les délibérations de Joël Strides sur la bataille. Les chefs indiens cependant donnèrent ordre d’amener leurs jeunes guerriers, et après avoir envoyé des messagers dans différentes directions, ils quittèrent la meule de foin en obligeant Joël à les accompagner. Les résultats de ce mouvement furent bientôt apparents. Le plus courageux des Mohawks leur montra le chemin en entrant dans le ruisseau au nord des bâtiments, et ils furent bientôt au pied des rochers. Ils virent aussitôt que le trou que Joël leur avait montré n’avait pas été bouché depuis l’entrée de Willoughby et de ses compagnons. Conduits par leurs chefs, les guerriers gagnèrent adroitement la montée, et commencèrent à ramper pour traverser le même passage qui, la nuit précédente, avait servi d’issue à tous les déserteurs.

Les Indiens qui se trouvaient en avant avaient reçu l’ordre d’occuper l’attention de la garnison pendant que ce mouvement s’exécuterait. À un signal, ils poussèrent un hurlement, se démasquèrent firent feu, et s’élancèrent de nouveau vers la maison. C’est en ce moment que les autres entraient par le trou et que les sept chefs sauvages se trouvaient en sûreté en dedans de la palissade. Le huitième fut tué par Blodget avant d’avoir pu entrer. Le corps fut à l’instant retiré par les jambes, et les hommes de l’arrière se remirent à l’abri sous les rochers.

Willoughby comprenait maintenant la nature de l’assaut. Il plaça Joyce et quelques autres de manière à surveiller le trou, puis il alla lui-même dans la bibliothèque, accompagné de Jamie et de Blodget, en prenant les précautions nécessaires. Heureusement les fenêtres étaient ouvertes, et une décharge soudaine mit en déroute tous les Indiens qui s’étaient réfugiés sous les rochers. Ils ne s’enfuirent pas plus loin que le ruisseau, où ils se rallièrent sous les taillis et firent feu sur les fenêtres. Pendant plusieurs minutes le combat se concentra en cet endroit. Willoughby, en allant de fenêtre en fenêtre, envoya plusieurs décharges qui atteignirent les hommes sous le couvert.

Jusqu’à présent toute la perte avait été du côté des assaillants, quoique plusieurs hommes de la garnison, en y comprenant Willoughby et Joyce, eussent couru de grands périls. Une douzaine d’assaillants avaient été tués. L’assaut durait déjà depuis une heure et les ombres du soir se répandaient autour de la place. Daniel le meunier avait été envoyé par Joël pour faire jouer la mine qu’ils avaient préparée ensemble ; mais par une erreur bien pardonnable à un homme peu accoutumé à ce métier, il était resté en arrière, laissant les autres passer dans le trou, et il se trouva entraîné par la foule dans les broussailles du ruisseau.

Willoughby se consulta avec Joyce, et il songea sérieusement aux préparatifs nécessaires pour la défense pendant la nuit. En prenant des précautions, quoiqu’en courant quelques risques personnels, les fenêtres de l’aile nord de la Hutte furent fermées, et comme elles étaient à l’épreuve des balles, l’arrière du bâtiment se trouvait imprenable. Quand tout ceci fut fait et les portes bien fermées, la place se trouva comme un vaisseau pendant un vent frais et sous de courtes voiles ; l’ennemi, en dedans des palissades, ne pouvait rien faire, et selon toute apparence il n’essaierait pas de mettre le feu à des murs de pierre. Mais il y avait plus de danger pour les toits, qu’on pouvait incendier avec des flèches ; on y monta de l’eau pour s’en servir au besoin.

Tous ces préparatifs occupèrent quelque temps, et il était tout à fait nuit quand ils furent terminés. Willoughby put alors réfléchir un moment, le feu ayant entièrement cessé et rien ne restant plus à faire.

— Nous sommes sauvés pour l’instant, Joyce, dit le major au sergent qui se trouvait avec lui dans la galerie et après avoir délibéré sur le présent état de choses. J’ai encore un devoir solennel à remplir. Ma chère mère… et le corps de mon père !

— Oui, Monsieur. Je ne vous aurais pas parlé de cela tant qu’il aurait plu à Votre Honneur de garder le silence à ce sujet. Mistress Willoughby a été douloureusement atteinte, comme vous pouvez bien vous l’imaginer. Pour mon vieux et brave commandant, il est mort en soldat, sous le harnois.

— Où avez-vous mis le corps ? Ma mère l’a-t-elle vu ?

— Dieu vous bénisse, Monsieur, mistress Willoughby l’a fait porter dans sa propre chambre, et là, elle et miss Beulah (on appelait toujours ainsi l’épouse d’Evert Beekman), elle et miss Beulah sont agenouillées, elles prient et pleurent, car les femmes ne peuvent se contraindre, vous le savez. Dieu les bénisse. Nous aussi nous prions.

— Très-bien, Joyce ; tout soldat doit une larme à son chef. Dieu seul peut savoir ce qui arrivera cette nuit, et je ne retrouverai peut-être plus un moment aussi propice pour remplir ce triste devoir.

— Oui, Votre Honneur. Joyce s’imaginait que le major devait avoir hérité de cette qualification. — Oui, les commandements que le révérend M. Woods nous lit tous les dimanches nous disent cela ; et c’est le devoir d’un chrétien d’observer les commandements, comme celui d’un soldat d’obéir aux ordres de son chef. Dieu vous bénisse, et vous conduise sain et sauf. J’ai parlé de ça avec miss Maud, et je sais ce qu’il en est. C’est déjà assez malheureux d’avoir perdu soudainement notre vieux commandant, sans avoir encore à craindre pour ces dames. Quant à ces misérables qui sont en bas, ne vous en inquiétez pas ; ce sera une tâche facile que de les occuper, comparée à celle que va remplir Votre Honneur.

L’air triste de Willoughby, en allant trouver sa mère, montrait bien qu’il pensait comme le sergent. Pourtant le moment était favorable et n’admettait pas de délai. Willoughby allait consoler sa mère et pleurer avec elle sur le corps de celui qu’ils avaient perdu.

Malgré tout ce qui était arrivé au dedans et au dehors de la place la portion de la maison occupée par la veuve et ses filles était silencieuse et grave. Tous les domestiques étaient ou dans la galerie ou aux lucarnes, laissant les cuisines et les offices déserts. Le major entra d’abord dans une petite antichambre qui se trouvait entre une chambre à provisions et l’appartement qu’occupait habituellement sa mère. Il s’arrêta et écouta une minute, dans l’espoir d’entendre quelque chose qui pût le préparer à la scène qui allait se passer : pas un murmure, pas un gémissement, pas un sanglot. Il s’aventura à frapper doucement à la porte, on ne lui répondit pas. Il attendit une autre minute, et avec autant de crainte que de respect, il leva le loquet et entra aussi tristement que s’il eût pénétré dans le tombeau d’une personne aimée. Une seule lampe le guida dans les détours de cet endroit solennel.

Au milieu de la chambre était étendu sur une grande table le corps du capitaine Willoughby. La face était élevée et les membres avaient été arrangés avec soin. Aucun changement n’avait été fait dans les vêtements : le capitaine portait encore sa blouse de chasse ; seulement la teinte rougeâtre qui en tachait un des côtés avait été soigneusement cachée par la grande briseuse. Le passage de la vie à l’éternité s’était fait si soudainement que la physionomie avait gardé son expression habituelle de bienveillance ; la pâleur qui avait succédé au teint naturel, montrait seule que ce repos était non le repos du sommeil, mais celui de la mort.

Le corps de son père fut le premier objet que rencontra le regard du major. Il s’avança, s’inclina, baisa ce front pâle avec respect, et gémit sous l’effort qu’il lui fallut faire pour essayer de réprimer son chagrin. Alors il se retourna pour voir les visages bien-aimés qu’il cherchait. Beulah était assise dans un coin de la chambre, tenant son enfant pressé sur son cœur comme pour le protéger ; elle attachait avec angoisse son regard sur la forme inanimée de celui qu’elle avait aimé d’un amour de fille. La présence de son frère lui fit à peine détourner les yeux de ce triste spectacle. La jeune femme baissa son visage sur son enfant et pleura convulsivement. Le major s’approcha d’elle et l’embrassa. Ils se comprenaient. Beulah, incapable de le regarder, lui tendit une main qu’il pressa fraternellement.

Maud était agenouillée à côté du lit. Son attitude montrait la distraction d’un esprit absorbé dans l’adoration. Quoique le cœur de Willoughby le poussât à la relever, à la consoler, à lui offrir sa protection pour l’avenir, il respectait trop sa présente occupation pour l’interrompre. Son œil se détourna de cet objet chéri et il regarda sa mère.

Mistress Willoughby avait échappé aux premiers regards de son fils, à cause de la position dans laquelle elle s’était placée. La vieille dame occupait un coin de la chambre presque caché par la draperie d’un rideau de fenêtre ; c’était évidemment l’effet du hasard plutôt que d’une préméditation. Willoughby tressaillit en regardant le visage de sa mère bien-aimée, et il sentit un frisson parcourir tout son être. Elle était debout, sans mouvement, sans larmes, sans aucune des faiblesses qui peuvent soulager le chagrin. Sa douce physionomie était éclairée par la lampe et ses yeux attachés sur le visage du mort. Elle était dans cette position depuis plusieurs heures ; ni les tendres soins de ses filles, ni les attendrissements de ses domestiques, ni son propre chagrin, n’avaient produit aucun changement. Les clameurs de l’assaut avaient même passé sur elle comme le souffle du vent.

— Ma mère, ma chère mère, ma pauvre et malheureuse mère ! s’écria Willoughby, et il se précipita ses pieds.

Bob, le bien-aimé Bob, l’orgueil et la joie de sa mère, était là, et elle ne s’en apercevait même pas. Le cœur qui avait si longtemps battu pour les autres, et qui semblait n’avoir de désirs et de pulsations que pour les objets de son affection, n’avait pas eu assez de fermeté pour supporter le coup qui l’avait frappé si inopinément. Elle vivait encore, c’était tout, et la volonté n’exerçait plus son pouvoir que sur les fonctions animales. Son fils lui dérobait la vue du corps, et elle fit un mouvement d’impatience qu’il ne lui avait jamais connu. Le major lui prit doucement les mains, les couvrit de baisers et les inonda de larmes.

— Oh ! ma mère, ma chère mère, s’écria t-il, ne voulez-vous pas me reconnaître ? Robert, Bob, votre reconnaissant et affectionné fils. Si mon père est en présence de Dieu, qu’il révérait et servait, je suis resté pour être le soutien de votre vieillesse. Appuyez-vous sur moi, ma mère.

— Sera-t-il toujours là, Robert ? murmura la veuve. Vous parlez trop haut, vous pourriez le réveiller avant qu’il en soit temps. Il m’a promis de vous ramener, et il ne manque jamais à ses promesses. Il a fait une longue marche, il est fatigué. Voyez comme il dort paisiblement.

Robert Willoughby baissa la tête sur les genoux de sa mère et poussa un gémissement. Quand il se releva il vit les bras-de Maud élevés vers le ciel comme si elle eût voulu arracher au Tout-Puissant des consolations pour sa mère. Willoughby jeta encore un coup d’œil sur la malheureuse veuve, espérant saisir une lueur de raison et de connaissance. Ce fut en vain, elle avait encore sa placidité habituelle, son air de douce affection, mais il était mêlé à l’égarement d’un esprit excité au point de produire la maladie, sinon la folie. Un léger cri poussé par Beulah donna l’alarme, et se tournant vers sa sœur, le major la vit rapprochant Evert de son sein et les yeux attachés sur la porte. Il regarda aussi dans cette direction et aperçut Nick qui était entré à la dérobée dans la chambre.

L’apparition inattendue de Nick était bien capable d’alarmer la jeune mère. En entrant dans la Hutte il s’était appliqué ses peintures de guerre, et quoique ce fût pour défendre la maison, on ne pouvait le voir sans tressaillir. Il n’y avait pourtant rien d’hostile dans sa visite. Nick était venu en ami, dans la bonne intention de voir tes dames qui étaient placées très-haut dans son amitié, malgré le terrible coup dont il avait frappé leur bonheur. Il avait été habitué aux distinctions qui existaient entre les couleurs, sans quoi il n’aurait pas été très-éloigné d’essayer de consoler la veuve en lui offrant de l’épouser. Le major Willoughby comprenant à l’air de l’Indien l’objet de sa visite, le laissa entrer dans l’espoir que sa présence pourrait peut-être rendre à sa mère la conscience des objets qui l’environnaient.

Nick se dirigea avec calme vers la table, et regarda sa victime avec un sang-froid qui prouvait qu’il n’avait pas de repentir. Pourtant il hésita à toucher le corps ; il leva la main dans cette intention et la retira comme par un remords de conscience. Willoughby le remarqua, et, pour la première fois, un vague soupçon traversa son esprit. Maud lui avait dit tout ce qu’elle savait de la mort de son père, et d’anciens sujets de méfiance commençaient à revivre, quoique trop faiblement, pour produire des résultats immédiats.

Pour l’Indien, excepté son geste d’hésitation, le plus strict examen et le plus violent soupçon n’auraient pu découvrir en lui aucun signe d’émotion. Le corps privé de vie qui était devant lui n’était pas plus insensible. Il croyait qu’en guérissant à sa manière les blessures de son dos, il avait fait le devoir d’un Tuscarora et d’un chef. Que ceux qui se donnent le titre de chrétiens dans notre monde civilisé n’affectent pas de l’horreur pour cet exemple de justice sauvage. Ces rigides observateurs du texte se servent souvent de la loi pour venger les torts qu’ils s’imaginent qu’on a envers eux. Ils manient souvent la calomnie comme le couteau à scalper ; ils persécutent leurs victimes par le pouvoir de l’or et sous toutes les formes que la justice peut tolérer ou justifier, souvent dépassant ses larges limites et cherchant l’impunité derrière le parjure et la fraude.

Nick examina le corps sans la moindre agitation ; quand il eut fini, il se tourna avec calme et considéra les filles du défunt.

— Pourquoi crier ? pourquoi pleurer ? dit-il en s’approchant de Beulah et passant sa rude main sur la tête de l’enfant endormi. Bonne squaw, bon pappoose. Wyandotté prendre soin d’eux dans les bois. Conduire eux à la ville des Faces Pâles et eux dormir tranquilles.

Ceci fut dit rudement, mais d’un ton bien senti. Beulah le reçut ainsi, et elle tâcha de sourire avec reconnaissance à celui dont elle se serait détournée avec horreur, si elle avait pu deviner le secret qu’il renfermait dans son sein. L’Indien comprit son regard, et, faisant un geste d’encouragement, se tourna vers celle dont sa main avait fait une veuve.

La présence de Wyandotté ne produisit aucun changement dans la physionomie de la vieille dame. L’Indien lui prit la main et lui dit :

— Squaw très-bonne. Pourquoi regard si fâché ? Capitaine a été dans le pays de chasse de son peuple. Tous aller là. Chef ira aussi.

La veuve reconnut la voix, et cette voix, par un instinct secret, lui rappela les scènes du passé et fit momentanément revivre ses facultés.

— Nick, vous êtes mon ami, dit-elle sérieusement. Parlez-lui et voyez si vous pourrez l’éveiller.

L’Indien ne put s’empêcher de tressaillir en entendant cette étrange proposition, mais cette faiblesse ne dura qu’un moment, et son maintien devint aussi stoïque qu’auparavant.

— Non, dit-il, squaw a quitté le capitaine maintenant. Guerrier suivi son dernier sentier, avoir pas besoin de compagne. Qu’elle le laisse au tombeau et qu’elle soit heureuse.

— Heureuse ! répéta la veuve. Qu’est-ce que cela, Nick ? qu’est-ce que c’est que d’être heureuse, mon fils ? c’est un rêve. Je dois avoir su autrefois ce que c’était, mais j’ai tout oublié maintenant. Oh ! c’est cruel, cruel de poignarder un époux et un père. N’est-ce pas, Robert ? Qu’en dites-vous, Nick ? Vous donnerai-je une médecine ? Vous mourrez, Indien, si vous ne le prenez pas. Croyez ce que vous dit une chrétienne, et soyez obéissant. Prenez la tasse, là ! maintenant vous vivrez.

Nick recula d’un pas et regarda la victime de son impitoyable vengeance d’un air qu’il n’avait jamais eu auparavant. Ses habitudes ne lui avaient donné aucune idée de ce qui se passait sous ses yeux, et il commença à mieux comprendre les effets du coup qu’il avait porté, ce coup médité pendant plusieurs années et qui avait frappé si soudainement. La malheureuse veuve n’avait rien vu de ces changements.

— Non, non, non, Nick, ajouta-t-elle vivement, ne le réveillez pas. Dieu fera pour lui ce qu’il fait pour ses élus au pied de son trône. Restons ici et dormons avec lui. Robert, mettez-vous là, à son côté, mon noble enfant. Beulah, mettez-vous par là, avec le petit Evert. Maud, votre place est près de la tête, je dormirai à ses pieds pendant que Nick veillera, et nous avertira quand il sera temps de nous lever et de prier.

L’attention générale avec laquelle tous ceux qui étaient dans la chambre écoutaient ces doux et touchants égarements d’un esprit si simple et si pur, fut interrompue par des hurlements infernaux et par des cris si féroces, qu’il semblait que la trompette du dernier jour avait sonné, et que les hommes passaient de leurs tombeaux au jugement. Willoughby s’élança hors de la chambre ; Maud le suivait pour fermer et verrouiller la porte, quand elle sentit le bras de Nick la saisir par la taille et l’entraîner.