Louis-Balthazar Néel, Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour par terre 1748

VOYAGE
DE PARIS À SAINT-CLOUD,
PAR MER,

ET RETOUR
DE SAINT-CLOUD À PARIS,
PAR TERRE.

La passion de voyager est, sans contredit, la plus digne de l’homme ; elle lui forme l’esprit, en lui donnant la pratique de mille choses que la théorie ne sauroit démontrer. Je puis en parler aujourd’hui avec connoissance de cause. Il n’y a rien de si sot & de si neuf qu’un parisien qui n’est jamais sorti des barrières : s’il voit des terres, des prés, des bois & des montagnes qui terminent son horison, il pense que tout cela est inhabitable ; il mange du pain & boit sans savoir comment croît l’un & l’autre, J’étois dans ce cas avant mon voyage ; je m’imaginois que tout venoit aux arbres : j’avois vu ceux du Luxembourg rapporter des marrons d’Inde, & je croyois qu’il y en avoit d’autres dans des jardins faits exprès, qui rapportaient du blé, du raisin, des fruits & des légumes de toutes espèces. Je pensois que les bouchers tenoient des manufactures de viande, & que celui qui faisoit la meilleure étoit le plus fameux ; que les rôtisseurs fabriquaient la volaille & le gibier, comme les limonadiers fabriquent le chocolat ; que la Seine fournissoit la morue, le hareng-sor, le maquereau, & tout ce bon poisson qu’on vend à Paris ; que les teinturiers ordinaires faisoient le vin à huit & à dix sous pour les cabaretiers, mais que le bon se faisoit aux Gobelins, comme y ayant la meilleure teinture ; que la toile & les étoffes venoient dans certains endroits, comme les toiles d’araignées derrière ma porte ; & enfin que les fermiers généraux faisoient l’or & l’argent, & le roi la monnoie, parce que j’ai toujours vu un suisse de sa livrée à la porte de l’hôtel des monnoies à Paris.

Mais puisque je parle du roi, je ne saurois me dispenser de dire ce que j’en ai toujours pensé, si jeune que j’ai été. Sur le portrait que l’on m’en avoit fait, je me le figurois aussi puissant sur ses sujets que l’est sur ses écoliers un régent de sixième, qui peut leur donner le fouet ou des dragées, suivant qu’ils l’ont mérité. La première fois que je le vis, ce fut un jour de congé, au petit cours, où il passoit en allant à Compiègne. Je n’avois pas plus de dix-sept ans pour lors ; cependant, à sa vue, je me sentis intérieurement ému de certain sentiment de respect que lui seul peut inspirer, & que personne ne sauroit définir. Je trouvois tant de plaisir à le considérer, qu’après l’avoir bien vu à mon aise dans un endroit, je courois vîte à un autre, pour le revoir encore ; de sorte que j’eus la satisfaction de le voir sept fois ce jour-là, & je crois que je le verrois toujours avec le même empressement. Je me souviens bien que je fus moins ébloui de la magnificence de sa nombreuse suite, que frappé des rayons majestueux qui partaient de son auguste front. Jusques-là je m’étois imaginé qu’il n’y avoit rien de si beau dans le monde qu’un recteur de l’université, précédé processionnellement des quatre facultés : ensuite, sur le bruit de ses exploits militaires je le comparois aux César & aux Alexandre, dont parlent nos auteurs latins. Au récit de son goût & de sa protection pour les arts, je lui trouvois toutes les qualités d’Auguste ; & enfin, j’ai toujours depuis conservé, pour sa majesté, une vénération si parfaite, que je sens bien que rien ne pourra jamais l’altérer.

Mais je suis bien revenu aujourd’hui de toutes mes erreurs, & de mon ignorance sur la nature ; il ne me falloit rien moins pour cela que le voyage de long cours, d’où, par la grace de dieu, je suis de retour, & dont je donne ici la relation au public. Rien de plus capable d’exciter les jeunes gens à voyager, que la lecture de différens voyageurs ; c’est aussi le seul que je me suis proposé.

Il y avoit deux ans que l’on me proposoit de sortir de Paris, lorsqu’enfin un de mes intimes amis du collège, dont le père a une fort jolie maison de campagne à Saint-Cloud, me pressa si vivement de l’y aller voir, que je ne pus m’en défendre. La prière de la charmante Henriette sa sœur, que je commençois à aimer, que j’ai aimée depuis, que j’aime, & que j’aimerai toute ma vie, acheva de m’y déterminer. J’avois besoin d’un aussi puissant motif pour vaincre ma répugnance à jamais m’exposer en route. Elle me dit qu’elle y devoit aller passer les fêtes de la Saint-Jean & de la Saint-Pierre & me fit promettre, par l’amour que j’avois pour elle de venir l’y joindre.