Maurice Leblanc, L’Enthousiasme 1901


Avant tout j’ai voulu revoir la ville de province où s’est écoulée la partie de ma jeunesse dont j’entreprends le récit en ces pages loyales. Pour la première fois depuis des années, j’ai fait ce pèlerinage douloureux et charmant, et les gens de Saint-Jore-en-Houlme ont pu reconnaître, dans l’homme que je suis, l’enfant qu’ils ont banni jadis comme un réprouvé. Nul doute que mon audace ne les ait remplis d’indignation. Moi, je n’ai même point tressailli de cette ivresse orgueilleuse que me causait l’hostilité des regards. L’émotion refoule les instincts vulgaires, et celle qui jaillit à l’évocation de notre passé dans les âmes sensibles est pure entre les plus pures.

Ainsi donc je les ai suivies de nouveau ces rues où chaque pas me rappelle un instant d’angoisse ou de félicité. J’ai longé cette avenue où me jetait soudain l’espoir d’une rencontre fortuite. Je me suis arrêté devant ces vitrines où j’attendais impatiemment que ma bien-aimée apparût à quelque tournant voisin. Ici, d’un trottoir à l’autre, elle m’a souri. Là, elle a feint de ne pas me voir. En cette impasse obscure, nous avons réussi à nous rejoindre. Sous ce porche, j’ai pleuré.

Comme mon cœur battait ! Les sensations d’autrefois accouraient vers moi comme des enfants retrouvés. Peut-être les plus belles m’ont-elles attristé davantage. Il y a plus de mélancolie à se souvenir de son bonheur que de sa peine. Mais que cette mélancolie est douce !

Voici la ville haute, ramassis de bicoques entassées sur la colline primitive, dans un dédale de ruelles abruptes. Quelques vestiges de château, quelques pans du mur d’enceinte qui fermait la boucle de l’Orne, c’est tout ce que Saint-Jore a gardé de son âpre passé de petite place forte. Sur la rive opposée, voici la ville moderne, banale et régulière. Une série de circonstances en fit, au cours du siècle, le centre industriel de la région, d’autres en arrêtèrent l’essor, les familles enrichies perdirent l’esprit d’initiative, l’activité se ralentit. En dépit de ses trente mille habitants, on dirait une cité morte.

Rien n’a changé depuis mon départ. Même résistance au progrès, même engourdissement. Un peu plus de silence sous les arcades de la grand’place, un peu plus d’herbe entre les pavés des rues secondaires, et, sans doute, guère moins d’intolérance au fond des âmes. Les gens ont les mêmes airs d’ennui résigné ou de satisfaction niaise. On ne sent point davantage qu’ils aient de la joie à respirer, à mouvoir leurs bras et leurs jambes, à regarder et à entendre. Tout au plus semblent-ils se réjouir de converser. Comme je m’explique aujourd’hui les haines de ce petit monde immobile et morose contre l’adolescent irréfléchi qui osa vivre selon sa fantaisie !

À l’un des angles formés par la place et par le boulevard qui la traverse, derrière la statue en bronze d’Antoine Bellet, astronome et navigateur, voici notre maison. Elle est déserte, les volets en sont clos, nul ne l’habitera jamais ; ainsi le veut ma mère. Elle s’y est mariée ; elle y a connu huit longues années heureuses avant la mort de son mari ; j’y suis né ; ma sœur Claire, sept ans plus tard, y naissait ; c’est là que nous avons grandi sous ses bons yeux. Et si nous n’avons pas répondu à son espérance, elle ne peut du moins oublier qu’entre les vieux murs de cette demeure elle a rêvé pour nous les seuls rêves de sa vie.

Et voici le collège. Oh !