Hippolyte Taine, Lettres de H. Taine à F. Guizot et à sa famille dans Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 19, p. 83-113

1904



LETTRES DE H. TAINE
À F. GUIZOT ET À SA FAMILLE

DEUXIÈME PARTIE[1]


A Guillaume Guizot.


Paris, mardi 18, 19 ou 20 juin 1834.

Je commence par votre fin, mon cher Guillaume : Rouge et Noir s’appelle ainsi parce qu’il devrait s’appeler autrement.

Pour l’autre question : « Referai-je mon mémoire ? » vous êtes si aimable que j’en passerai par où il vous plaira. M. Guizot, dites-vous, me marquerait mes fautes ? Ce serait double profit, et je ferais le travail pour obtenir les corrections. Ne croyez point que j’aie hésité par tendresse paternelle. Je sais trop que mon pauvre enfant est boiteux ; mais, si j’ai bien compris les objections, il faudrait lui casser l’autre jambe. Je vous fais, je vous jure, ma confession en toute bonne foi. Je l’ai relu et trouvé ennuyeux ; je tournais les pages par volonté, non par attrait. Le plan seul est bon, le reste est de cette médiocrité honnête qui me déplaît dans les autres et que je déteste en moi. Sauf quelques phrases et une ou deux pages entières où le diable m’a poussé, la verve manque ; il n’y a pas d’entrain, l’œuvre n’est pas vivante ; les idées n’intéressent point, l’expression n’est pas frappante. On dit : « Bien, régulier, convenable, bon devoir, passons à un autre. » Voilà mon impression sincère. Jugez si j’ai envie de le corriger à rebours. Je le trouve terne, ordinaire, monotone, et l’on me dit qu’il est brutal, rempli de singularités, de paradoxes, d’idées choquantes, qu’il faut l’adoucir, le tempérer, changer les couleurs en nuances. Cela est vrai, peut-être. J’ai eu si souvent tort que je n’ose plus me donner raison ; mais je sens ainsi ; vous savez comme on est maladroit quand on va contre son sens intime. Imaginez un pauvre animal qui se brosserait lui-même à rebrousse-poils.

About achève son Voyage en Grèce, ce sera très joli. Prévost, que vous avez connu au collège, vient de publier une Revue de l’histoire universelle, excellent livre, d’un beau style quoiqu’un peu noble, très modéré, très bien composé et éloquent.

Nous sommes donc en guerre sur Beyle ? Eh bien, faisons un traité. En voici les conditions, dites-moi si elles vous déplaisent : je vous accorde qu’on écrit pour être compris ; m’accordez-vous qu’on écrit pour faire une belle chose ? — Maintenant lequel des deux buts est le principal ? C’est le second, selon moi. Avant tout, la beauté ; aussitôt après, la clarté. Que l’artiste tâche d’avoir les deux mérites : mais s’il faut sacrifier l’un, que ce ne soit pas la beauté ; il vaut mieux bien faire qu’être populaire. La statue parfaite enfermée dans l’atelier est préférable à la statue ordinaire exposée au grand jour. Vous direz que je ne donne pas mes preuves ; c’est que telle est la définition même de l’art. Mais peut-être j’invente un cas impossible ? Non, car vingt exemples prouvent qu’il faut souvent choisir entre la beauté et la clarté. D’abord certains sentimens sont si élevés ou si singuliers qu’ils sont fort difficiles à entendre et que des hommes même supérieurs doivent au préalable les étudier longtemps. Il y avait bien des gens d’esprit au XVIIIe siècle : Voltaire, Montesquieu, par exemple. Qui d’eux a compris Hamlet ? De nos jours, on l’a beaucoup loué. Si vous avez lu la critique de Goethe (Wilhelm Meister), vous savez combien peu de ces louanges ont été intelligentes. Il n’y a pas de meilleurs dessinateurs que Léonard et Raphaël. Saisit-on du premier coup d’œil la divine beauté des Madones, par exemple de la Belle Jardinière ou du Jésus de la Cène, etc. ? Je conclus que certaines œuvres, soit par leur forme propre, soit par la nature de leur sujet, sont difficiles à entendre, sans qu’on puisse faire un crime à l’auteur de cette difficulté.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1903.