Victor Segalen, Gauguin dans son dernier décor

Mercure de France, volume VI, juin 1904 (p. 679-685).


GAUGUIN
DANS SON DERNIER DÉCOR[1]


Ce décor, il fut somptueux et funéraire, ainsi qu’il convenait à une telle agonie ; il fut splendide et triste, paradoxal un peu, et entoura de tonalités justes le dernier acte lointain d’une vie vagabonde qui s’en éclaire et s’en commente. Mais, par reflets, la personnalité forte de Gauguin illumine à son tour le cadre choisi, le séjour ultimément élu, le remplit, l’anime, le déborde ; si bien qu’on peut comprendre dans une même vision d’œuvre scientifique : lui, premier rôle ; ses comparses indigènes ; le milieu décoratif.

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Gauguin fut un monstre. C’est-à-dire qu’on ne peut le faire entrer dans aucune des catégories morales, intellectuelles ou sociales, qui suffisent à définir la plupart des individualités. Pour la foule, juger c’est étiqueter. On peut être honorable-négociant, magistrat-intègre, peintre-de-talent, pauvre-et-honnête, jeune-fille-bien-élevée ; on peut être « artiste », voire « grand artiste ». Mais c’est déjà moins permis, et il est impardonnable d’être autre chose que tout cela ; car il manquerait, pour être classé, le cliché requis. Gauguin fut donc un monstre, et il le fut complètement, impérieusement. Certains êtres ne sont exceptionnels que dans un sens, vers un axe autour duquel tourbillonnent, semble-t-il, l’ensemble de leurs forces vives ; et, pour le reste, la vie courante (économie domestique, visites de politesse, sentiment du devoir), ils peuvent être bourgeois, normaux. C’est affaire de tempérament, de tenue physique : tel écrivain splendide et forcené peut avoir l’habit de chair d’un maigre sacristain ; le génie n’exclut point un extérieur honorable, décent, une vie de négoce ou de ponctualité. Et Gauguin, encore, ne fut point tout cela : mais il apparut dans ses dernières années comme un être ambigu et douloureux, plein de cœur et ingrat ; serviable aux faibles, même à leur encontre ; superbe, pourtant susceptible comme un enfant aux jugements des hommes et à leurs pénalités, primitif et fruste ; il fut divers, et, dans tout, excessif.

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De l’artiste à sa demeure, celle-ci n’étant qu’un geste de scène de celui-là. Geste sobre, et, dans la formidable décoration naturelle, touche harmonique et mesurée. Ce toit, brun et roux de feuillages lacés, tombant en deux longs versants sur la paroi jaune nattée et végétale aussi, ne heurte aucun détail alentour, se rattache au sol herbeux par une forte charpente brute, jaillie sans apprêts des ressources du pays. En face de l’escalier bref qui monte au parquet surhaussé, une petite maisonnette naïve abrite une maquette de glaise desséchée, effritée à la pluie. Il convient de s’arrêter, car c’est une effigie divine, et

  1. M. Victor Segalen, actuellement à Tahiti et qui vient de longuement visiter les lieux Paul Gauguin vécut ses dernières années, nous envoie les notes qu’on va lire.