Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, tome X, chapitre LI : Conquête de la Perse, de la Syrie, de l’Égypte, de l’Afrique et de l’Espagne, par les Arabes ou les Sarrasins. Empire des califes ou des successeurs de Mahomet. État des chrétiens sous leur gouvernement.

1776

Traduction François Guizot 1819


Bibliothéque d’Alexandrie.

JE tromperais l’attente du lecteur, si je ne parlais pas ici de l’événement qui détruisit la Bibliothéque d’Alexandrie, et qui nous a été rapporté par le savant Abulpharage. Amrou était doué d’un esprit plus avide d’instruction, et d’idées plus libérales que le reste de ses compatriotes, et dans ses heures de loisir, il se plaisait à converser avec Jean, disciple d’Ammonius, qu’une étude assidue de la grammaire et de la philosophie, avait fait surnommer Philoponus [115]. Enhardi par cette familiarité, Philoponus osa solliciter un don inestimable à ses yeux, méprisable à ceux des Barbares ; il demanda la Bibliothéque royale, qui était la seule des dépouilles d’Alexandrie où l’on n’eût pas apposé le sceau du vainqueur. Amrou était disposé à satisfaire le grammairien ; mais sa scrupuleuse intégrité ne voulait pas aliéner la moindre chose sans l’aveu du calife ; et la réponse bien connue d’Omar, peint bien toute l’ignorance du fanatisme : « Si les écrits des Grecs sont d’accord avec le Koran, ils sont inutiles et il ne faut pas les garder ; s’ils s’en écartent, ils sont dangereux et on doit les brûler. » Cet arrêt fut exécuté avec une aveugle soumission ; les volumes en papier ou en parchemin furent distribués aux quatre mille bains de la ville ; et tel était leur incroyable nombre, que six mois suffirent à peine pour les consumer tous. Depuis qu’on a publié une version latine des dynasties d’Abulpharage [116], ce conte a été répété dix mille fois, et il n’est pas un savant qui n’ait déploré avec une sainte indignation cet irréparable anéantissement du savoir, des arts et du génie de l’antiquité. Quant à moi, je suis bien tenté de nier le fait et les conséquences. Quant au fait, il est sans doute étonnant. « Écoutez et soyez surpris, » dit l’historien lui-même ; et l’assertion isolée d’un étranger qui écrivait six siècles après sur les confins de la Médie, est contrebalancée par le silence de deux annalistes d’une époque antérieure, tous les deux originaires d’Égypte, et dont le plus ancien, le patriarche Eutychius, a rapporté fort en détail la conquête d’Alexandrie [117]. Le sévère décret d’Omar répugne aux préceptes les plus établis et les plus orthodoxes des casuistes musulmans ; ils déclarent en termes formels qu’on ne doit jamais livrer aux flammes les livres religieux des juifs et des chrétiens qu’on acquiert par le droit de la guerre, et qu’on peut légitimement employer à l’usage des fidèles les compositions profanes des historiens ou des poètes, des médecins ou des philosophes [118]. Il faut peut-être supposer aux premiers successeurs de Mahomet un fanatisme plus destructeur ; mais dans ce cas, l’incendie aurait dû se terminer promptement par le défaut de matériaux. Je ne récapitulerai point tous les accidens qu’avait éprouvés la Bibliothéque d’Alexandrie, l’incendie qu’y occasionna involontairement César en se défendant [119], ou le pernicieux fanatisme des chrétiens, qui s’efforçaient de détruire les monumens de l’idolâtrie [120]. Mais si nous descendons ensuite du siècle des Antonins à celui de Théodose, une série de témoignages contemporains nous apprendra que le palais du roi et le temple de Sérapis ne contenaient plus les quatre ou les sept cent mille volumes qui avaient été rassemblés par le goût et la magnificence des Ptolémées [121]. La métropole et la résidence des patriarches avait peut-être une Bibliothéque ; mais si les volumineux ouvrages des controversistes ariens ou monophysites chauffèrent en effet les bains publics [122], le philosophe avouera en souriant qu’ils auront enfin servi de quelque chose au genre humain. Je regrette sincèrement des Bibliothéques plus précieuses qui se sont trouvées enveloppées dans la ruine de l’Empire romain. Mais lorsque je calcule sérieusement l’éloignement des temps, les dégâts produits par l’ignorance, et enfin les calamités de la guerre, je suis plus étonné des trésors qui nous restent que de ceux que nous avons perdus.