Victor Hugo, La Forêt mouillée dans Théâtre en liberté édition 1911



LA FORÊT MOUILLÉE


PERSONNAGES.
DENARIUS. BALMINETTE.
OSCAR. MADAME ANTIOCHE.
LA FORÊT.

Une forêt après la pluie. Foule de fleurs et de plantes. Au premier plan, lilas, acacias et faux ébéniers en fleur. Un ruisseau. Un étang. Un âne attaché à un arbre. Flaques d’eau dans l’herbe. Un rayon de soleil dans les feuilles. On voit écrit sur un poteau : il y a ici des pièges à loup.


SCÈNE I.

Il tombe encore quelques gouttes de pluie.
Entre DENARIUS, rêvant.
DENARIUS.

Je n’ai jamais aimé de femme. C’est ma force.
Bois, je ne grave point de nom sur votre écorce.

Il fait quelques pas dans la forêt.

Je sens que je deviens loup. Ce progrès me plaît.
C’est bien. Quand il contient un loup, l’homme est complet.
— Il pleut encore un peu.

— Il pleut encore un peu. Regardant autour de lui.

— Il pleut encore un peu. Le ciel qu’un souffle essuie
A vidé dans les champs tout l’écrin de la pluie.
L’orage, avec l’essaim des nuages pourprés,
S’enfuit et laisse pleins d’émeraudes les prés ;
La luzerne, fouillis où méditent les lièvres,
Montre plus de joyaux que le quai des Orfèvres ;
La mûre sur la ronce est un rubis vermeil ;

Les brins de folle avoine, agités au soleil,
Deviennent, sous le vent qui passe par bouffées,
Grappes de diamants pour l’oreille des fées.
C’est beau. — Mais que la vie est triste ! — Ô vert séjour,
Bois, c’est dit, je m’envole, et je casse l’amour,
Fil que la femme attache à la patte de l’âme.
Je mets mon avenir en liberté. Je blâme
Le bon Dieu d’avoir fait l’homme de deux morceaux
Dont l’un est une femme.

Dont l’un est une femme. Écoutant.

Dont l’un est une femme. Ah ! j’entends les oiseaux,
La pluie a cessé. — Dieu ! que la vie est morose !
Où trouver l’idéal ? Ô vide du cœur !

UN PAPILLON

Où trouver l’idéal ? Ô vide du cœur ? Rose !

LA VIOLETTE.

Flatteur !

LE PAPILLON.

Flatteur ! Un baiser.

LA VIOLETTE.

Flatteur ! Un baiser. Prends.

UN PAPILLON

Flatteur ! Un baiser. Prends. Je t’aime, ô lys !

LE LYS.

Flatteur ! Un baiser. Prends. Je t’aime, ô lys ! Coureur !

LE PAPILLON.

Un baiser.

LE LYS.

Un baiser. Prends.

DENARIUS.

Un baiser. Prends. L’amour est une vieille erreur ;
Le cœur est un viscère. Aimer ! sotte aventure.
L’homme est fait pour rêver au fond de la nature ;
Contempler l’infini dans les cieux transparents,
Voilà tout le destin de l’homme.

LE PAPILLON, à un liseron.

Voilà tout le destin de l’homme. Un baiser.

LE LISERON.

Voilà tout le destin de l’homme. Un baiser. Prends.



SCÈNE II.

La pluie a tout à fait cessé. Soleil partout. Toutes sortes d’êtres.
UNE VOIX, dans l’air.

C’est le printemps qui vient, ce frère de l’aurore ;
C’est la saison qui rit, sœur de l’heure qui dore ;
C’est l’instant où verdit le sillon nourricier,
Où, sonore et gonflé des fontes du glacier,
L’Arveyron bleu s’accouple au flot jaune de l’Arve,
Où mai sort de l’hiver et le sphinx de sa larve ;
Bonheur ! Soleil ! Les maux et les froids sont finis ;
L’azur est dans le ciel, l’amour est dans les nids ;
L’amour trouble les yeux de vierge des gazelles ;
Oiseaux, mêlez vos chants ; âmes, mêlez vos ailes ;
Gloire à Dieu !

UN MOINEAU FRANC, sortant de dessous les feuilles
et secouant ses ailes.

Gloire à Dieu ! Dehors, tous !

Au signal donné par le moineau, un mouvement extraordinaire agite la forêt. Il semble que tout s’éveille et se mette à vivre. Les choses deviennent des êtres. Les fleurs prennent des airs de femmes. On dirait que les esprits des plantes sortent la tête de dessous les feuilles et se mettent à jaser. Tout parle, tout murmure, tout chuchote. Des querelles çà et là. Toutes les tiges se penchent pêle-mêle les unes vers les autres. Le vent va et vient. Les oiseaux, les papillons, les mouches vont et viennent. Les vers de terre se dressent hors de leurs trous comme en proie à un rut mystérieux. Les parfums et les rayons se baisent. Le soleil fait dans les massifs d’arbres tous les verts possibles. Pendant toute la scène, les mousses, les plantes, les oiseaux, les mouches se mêlent en groupes qui se décomposent et se recomposent sans cesse. Dans des coins, des fleurs font leur toilette, les joyeuses s’ajustant des colliers de gouttes de rosée, les mélancoliques faisant briller au soleil leur larme de pluie. L’eau de l’étang imite les frémissements d’une gaze d’argent. Les nids font de petits cris. Pour le voyant, c’est un immense tumulte ; pour l’homme, c’est une paix immense.