Frances Trollope, La Pupille 1842

Traduction Sara de La Fizelière 1858


CHAPITRE PREMIER.


Le 28 novembre 1835, à six heures un quart, M. Thorpe, de Thorpe-Combe, Herefordshire, se tenait assis devant un grand feu de bois. Il avait à portée de la main les fagots d’environ trois arbres, empilés les uns sur les autres, et à côté de lui une petite table, ronde, sur laquelle il y avait une tasse à café et deux flambeaux. Tout à coup il tira avec une extrême violence le cordon de sonnette qui pendait le long de la cheminée. Il attendit à peu près les trois quarts d’une minute, les yeux fixés sur la porte, sans lâcher le cordon ; puis, voyant que personne ne venait, il tira de nouveau le gland de soie avec une énergie qui n’était pas exempte d’impatience. Ce second appel produisit un effet instantané, car la sonnette résonnait encore que la femme de charge était déjà devant son maître.

« Vous serez un jour punie de votre négligence, mistress Barnes, vous pouvez y compter, dit le vieux gentilhomme. Aussi vrai que je vous vois, vous serez obligée de faire appeler un coroner pour faire une enquête lorsqu’on m’aura trouvé mort ; car il arrive toujours des accidents aux pauvres vieillards malades comme je le suis, et qui ne peuvent obtenir qu’on vienne quand ils sonnent.

— Je pense, monsieur, que vous devriez prendre quelqu’un de plus jeune et plus actif que moi pour répondre à votre sonnette, répliqua mistress Barnes avec une feinte modestie ; car je sais que je ne suis plus aussi vive qu’autrefois. D’ailleurs, si vous vouliez avoir un valet de chambre, ainsi que les autres gentlemen du voisinage, il serait facile d’en trouver un qui courrait plus vite que moi.

— Vous dites cela pour me contrarier, mistress Barnes, et parce que vous savez que je n’aime pas les valets. Mais on m’a habitué à tout supporter ici ; ne parlons donc plus de cela et veuillez m’écouter. Vous savez que je n’aime pas à répéter ce que je dis, ajouta-t-il ; prêtez-moi donc votre attention. Je vais engager une grande société à venir passer ici les fêtes de Noël. Avez-vous entendu ce que je vous ai dit ? continua le vieux gentilhomme en remarquant que la femme de charge le regardait avec anxiété.

— J’ai peur que vous ne soyez malade, monsieur, dit-elle enfin en s’approchant avec sollicitude ; laissez-moi envoyer chercher M. Patterson pour qu’il vous tâte le pouls.

— Vous êtes folle, Barnes, et je le suis autant que vous, moi qui vous garde après m’être convaincu que vous ne valez guère mieux qu’une idiote. Enfin, comme je ne puis vous remplacer en ce moment, je vous prie de réunir le peu d’intelligence qui vous reste afin d’écouter les ordres que je vais vous donner, et cela sans vous figurer que j’ai le délire… si c’est possible.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais il faut que j’aie mal entendu ou que je me sois trompée.

— En ce cas, tâchez de mieux me comprendre dorénavant. Asseyez-vous, ma vieille amie. Je n’ai pas le délire, ma pauvre Barnes, et cependant il faut que ma maison soit remplie de visites à Noël. Asseyez-vous et causons.

— Mais que ferons-nous pour les domestiques ? Nous n’avons que le jardinier, le bailli et le garçon qui fait les couteaux et nettoie les souliers ; comment, avec ce personnel, pourrons-nous avoir si grande compagnie ?

— Je sais tout cela, Barnes, mais il y a toujours de la ressource, là où il y a beaucoup d’argent. J’aurai, si je veux, une douzaine de domestiques bien dressés et élégamment habillés. Ne vous tourmentez pas pour cela.

— Je sais qu’avec de l’argent on peut se procurer ce que l’on veut, monsieur, mais alors il en faut dépenser beaucoup.

— Il me convient d’en dépenser, Barnes, et je ne trouverai pas que ce soit trop d’un millier de guinées pour traiter mes invités. »

Mistress Barnes tressaillit en le regardant avec surprise.

« Barnes, mon amie, reprit le vieux gentleman en plaçant ses coudes sur les bras de son immense fauteuil, Barnes, vous savez ce que contenait la lettre que j’ai reçue la semaine dernière ; mais vous ne pouvez savoir combien cette lettre pèse sur mon pauvre cœur.

— Alors, monsieur, je sais que vous aurez du plaisir à réunir une petite compagnie, et aucune peine ne me coûtera pour préparer la réception. »

M. Thorpe sourit en secouant tristement la tête.

« Ce n’est pas cela, Barnes. Je n’ai pas besoin de dire mes motifs en ce moment ; mais, quoiqu’il ne soit pas impossible que je vive encore quelque temps, je désire réunir tous mes parents avant de mourir.

— C’est très-juste, monsieur, et, si vous voulez me donner vos ordres, je ferai de mon mieux pour qu’ils soient bien exécutés, répondit la bonne femme avec une soudaine énergie.

— Je vous remercie, Barnes. La première chose sera de faire ouvrir, chauffer, nettoyer et ranger toutes les chambres. Rassemblez une douzaine de femmes, mais que cela soit fait demain soir. Puis j’enverrai dire à sir Charles Temple de venir me voir ; nous visiterons la maison ensemble et nous vous dirons ensuite ce qui vous restera à faire. Combien d’aides vous faut-il ? répondez, Barnes.

— Combien doit-il y avoir de personnes ? demanda-t-elle avec une inquiétude qu’elle cherchait en vain à déguiser.

— De douze à vingt, je ne sais pas au juste, car j’ignore encore de quelle quantité de filles et de garçons ma famille s’est augmentée depuis que je ne l’ai revue.

— De douze à vingt, grands dieux ! s’écria mistress Barnes en tordant ses mains ; mais que pourrai-je jamais faire de tout cela ?

— Mais ne vous rappelez-vous plus, vieille folle, le temps où il n’y avait pas une chambre dans la maison qui ne fût remplie de monde ?

— Si fait, je me le rappelle, mais alors nous avions des masses de serviteurs. Oh ! monsieur, ce n’est plus la même maison.

— Mais puisque vous allez en prendre autant que vous en voudrez, taisez-vous et ne m’ennuyez plus de la sorte, vieille raisonneuse. Occupez-vous des femmes, sir Charles me cherchera les hommes. Maintenant je n’ai plus rien à dire ; retirez-vous et laissez-moi me reposer un peu. » :

La femme de charge allait sortir, mais revenant sur ses pas :

« Pour sir Charles, dit-elle, il faudra donc l’envoyer chercher ?