Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, tome IX, chapitre XLIX : Introduction, culte et persécution des images. Révolte de l’Italie et de Rome. Domaine temporel des papes. Conquête de l’Italie par les Francs. Établissement des images. Caractère et couronnement de Charlemagne. Rétablissement et décadence de l’Empire romain en Occident. Indépendance de l’Italie. Constitution du Corps germanique.

1776

Traduction François Guizot 1819


Faiblesse et pauvreté de l’empereur Charles IV. A. D. 1347-1378.

C’EST au quatorzième siècle qu’on est surtout frappé du contraste qui existe entre le nom et la situation de l’Empire romain d’Allemagne, lequel, excepté sur les bords du Rhin et du Danube, ne possédait pas une seule des provinces de Trajan et de Constantin. Ces princes avaient pour indignes successeurs les comtes de Habsbourg, de Nassau, de Luxembourg et de Schwartzembourg : l’empereur Henri VII obtint pour son fils la couronne de Bohême, et Charles IV, son petit-fils, reçut le jour chez un peuple que les Allemands eux-mêmes traitaient d’étranger, de Barbare [151]. Après l’excommunication de Louis de Bavière, les papes, qui malgré leur exil ou leur captivité dans le comté d’Avignon, affectaient de disposer des royaumes de la terre, lui donnèrent ou lui promirent l’empire, alors vacant. La mort de ses compétiteurs lui procura les voix du collége électoral, et il fut unanimement reconnu roi des Romains et futur empereur, titre qu’on prostituait aux Césars de la Germanie et à ceux de la Grèce. L’empereur d’Allemagne n’était que le magistrat électif et sans pouvoir d’une aristocratie de princes qui ne lui avaient pas laissé un village dont il pût se dire le maître. Sa plus belle prérogative était le droit de présider le sénat de la nation, assemblé d’après ses lettres de convocation, et d’y proposer les sujets de délibération ; et son royaume de Bohême, moins opulent que la ville de Nuremberg, située aux environs, formait la base la plus solide de son pouvoir et la source la plus riche de son revenu. L’armée avec laquelle il passa les Alpes n’était composée que de trois cents cavaliers. Il fut couronné dans la cathédrale de Saint-Ambroise, avec la couronne de fer que la tradition attribuait à la monarchie des Lombards ; mais on ne lui permit qu’une suite peu nombreuse ; les portes de la ville se fermèrent sur lui, et les armes des Visconti retinrent en captivité le roi d’Italie, qui fut obligé de les confirmer dans la possession de Milan. Il fut couronné une seconde fois au Vatican, avec la couronne d’or de l’empire ; mais, pour se conformer à un article d’un traité secret, l’empereur romain se retira sans passer une seule nuit dans l’enceinte de Rome. L’éloquent Pétrarque [152], qui, entraîné par son imagination, voyait déjà recommencer la gloire du Capitole, déplore et accuse la fuite ignominieuse du prince bohémien ; et les auteurs contemporains observent que la vente lucrative des priviléges et des titres fut le seul acte d’autorité que fit l’empereur dans son passage. L’or de l’Italie assura l’élection de son fils ; mais telle était la honteuse pauvreté de cet empereur romain, qu’un boucher l’arrêta dans les rues de Worms, et qu’on retint sa personne dans une hôtellerie pour caution ou pour otage de ce qu’il avait dépensé.

Son faste. A. D. 1356.

DE cette scène d’humiliation portons nos regards sur l’apparente majesté que déploya Charles IV dans les diètes de l’empire. La bulle d’or, qui fixa la constitution germanique, est écrite du ton d’un souverain et d’un législateur. Cent princes se courbaient devant son trône, et relevaient leur propre dignité par les hommages volontaires qu’ils accordaient à leur chef ou à leur ministre. Les sept électeurs, ses grands officiers héréditaires, qui par leur rang et leurs titres égalaient les rois, servaient au banquet impérial. Les archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne, archichanceliers perpétuels de l’Allemagne, de l’Italie et de la contrée d’Arles, portaient en grand appareil les sceaux du triple royaume. Le grand maréchal, à cheval pour marque de ses fonctions, tenait entre ses mains un boisseau d’argent rempli de grains d’avoine qu’il versait par terre, et aussitôt après il descendait de cheval pour régler l’ordre des convives. Le grand-intendant, le comte palatin du Rhin, apportait les plats sur la table. Après le repas, le grand-chambellan, le margrave de Brandebourg, se présentait avec l’aiguière et un bassin d’or, et donnait à laver. Le roi de Bohême était représenté, en qualité de grand-échanson, par le frère de l’empereur, le duc de Luxembourg et de Brabant ; et la cérémonie était terminée par les grands-officiers de la chasse qui, avec un grand bruit de cors et de chiens, introduisaient un cerf et un sanglier [153]. La suprématie de l’empereur ne se bornait pas à l’Allemagne ; les monarques héréditaires des autres contrées de l’Europe avouaient la prééminence de son rang et de sa dignité : il était le premier des princes chrétiens et le chef temporel de la grande république d’Occident [154] : il prenait dès long-temps le titre de majesté, et il disputait au pape le droit éminent de créer des rois et d’assembler des conciles. L’oracle de la loi civile, le savant Barthole, recevait une pension de Charles IV, et son école retentissait de cette maxime que l’empereur romain était le légitime souverain de la terre, depuis les lieux où se lève le soleil, jusqu’aux lieux où il se couche. L’opinion opposée fut condamnée, non pas comme une erreur, mais comme une hérésie, d’après ces paroles de l’Évangile : « Et un décret de César Auguste déclara que tout le monde devait payer l’impôt [155]. »

Contraste du pouvoir et de la monarchie d’Auguste.

SI, à travers l’espace des temps et des lieux, nous rapprochons Auguste de Charles, les deux Césars nous offriront un contraste bien frappant. Le dernier cachait sa faiblesse sous le masque de l’ostentation, et le premier déguisait sa force sous l’apparence de la modestie. Auguste, à la tête de ses légions victorieuses, donnant des lois sur la terre et sur la mer, depuis le Nil et l’Euphrate jusqu’à l’Océan Atlantique, se disait le serviteur de l’état et l’égal de ses concitoyens. Le vainqueur de Rome et des provinces se soumettait aux formes attachées aux fonctions légales et populaires de censeur, de consul et de tribun. Sa volonté faisait la loi du monde ; mais pour publier cette loi, il empruntait la voix du sénat et du peuple : c’était d’eux que leur maître recevait le renouvellement des pouvoirs temporaires qu’il en avait reçus pour administrer la république. Dans ses vêtemens, dans l’intérieur de sa maison domestique [156], dans ses titres, dans toutes les fonctions de la vie sociale, Auguste conserva les manières d’un simple particulier, et ses adroits flatteurs respectèrent