Oscar Wilde, L’Importance d’être constant 1895

Traduction Wikisource 2019

Une comédie frivole pour gens sérieux

Traduction avant contributions : Angeline Tomi



ACTE I


Le salon de l’appartement d’Algernon, dans Half-Moon Street. La pièce est meublée luxueusement, avec goût. On entend le son d’un piano dans la pièce voisine.

Lane sert le thé ; la musique s’interrompt, Algernon entre.

Algernon. Avez-vous entendu ce que je jouais, Lane ?

Lane. Je n’ai pas jugé convenable d’écouter, Monsieur.

Algernon. J’en suis navré pour vous. Je ne joue pas avec justesse - n’importe qui peut jouer juste -, mais je joue avec une merveilleuse expressivité. En ce qui concerne le piano, le sentiment est mon fort. Je garde la science pour la vie.

Lane. Certes.

Algernon. Justement, à propos de la science de la vie, avez-vous préparé les canapés au concombre pour Lady Bracknell ?

Lane. Oui, Monsieur. (Il tend un plateau)

Algernon. (Il les inspecte, en prend deux, et s’assoit sur le sofa) Oh !… à propos, Lane, j’ai vu sur votre registre que jeudi dernier, lors de mon dîner avec Lord Shoreman et Mr Worthing, pas moins de huit bouteilles de champagne auraient été consommées.

Lane. En effet, Monsieur. Huit bouteilles et demie.

Algernon. Comment se fait-il que dans les maisons des célibataires, les domestiques boivent immanquablement tout le champagne ? Je demande cela à titre purement informatif.

Lane. Je l’attribuerais volontiers à la qualité supérieure du vin, Monsieur. J’ai bien souvent observé que, chez les personnes mariées, le champagne est rarement du meilleur cru.

Algernon. Bonté divine ! Le mariage est-il donc une chose si démoralisante ?

Lane. Je crois, Monsieur, qu’il s’agit d’un état fort plaisant. Je n’ai eu que très peu d’expérience dans ce domaine ; je n’ai été marié qu’une seule fois. C’était à la suite d’un malentendu entre une jeune personne et moi.

Algernon. (nonchalant) Je ne pense pas que votre vie de famille puisse m’intéresser, Lane.

Lane. Non, monsieur ; ce n’est pas un sujet très intéressant. Moi-même, je n’y pense jamais.

Algernon. Comme je vous comprends ! Cela ira, Lane, je vous remercie.

Lane. Merci, Monsieur. (Il sort)

Algernon. Les opinions de Lane sur le mariage me paraissent quelque peu relâchées. Vraiment, si les classes populaires ne nous donnent pas le bon exemple, à quoi peuvent-elles bien servir ? Elles semblent, en tant que classe, n’avoir aucune conscience de leur responsabilité morale.

Lane entre.

Lane. Mr Constant Worthing. (Jack entre, Lane sort)

Algernon. Comment vas-tu, mon cher Constant ? Qu’est-ce qui t’amène en ville ?

Jack. Oh, le plaisir, le plaisir ! Devrait-on suivre un autre guide ? Encore en train de manger, à ce que je vois, Algy !

Algernon. (guindé) Je crois que l’on a coutume, dans la bonne société, de prendre une légère collation à cinq heures. Où étais-tu passé, depuis jeudi dernier ?

Jack. (Il s’assoit sur le sofa) À la campagne.

Algernon. Et que diable faisais-tu là-bas ?

Jack. (Il ôte ses gants) Quand on est en ville, on s’amuse ; quand on est à la campagne, ce sont les autres qu’on amuse. C’est excessivement ennuyeux.

Algernon. Et qui sont ces autres que tu amuses ?

Jack. (distrait) Oh, des voisins, des voisins.

Algernon. Tu as des voisins agréables, dans ton petit patelin pastoral du Shropshire ?

Jack. Éperdument épouvantables ! Je ne parle jamais à aucun d’entre eux.

Algernon. Comme tu dois les amuser ! (Il se lève et prend un canapé) D’ailleurs, c’est bien dans le Shropshire que se trouve ton manoir, n’est-ce pas ?

Jack. Hein ? Le Shropshire ?…Oui, bien sûr. Par exemple ! Pourquoi toutes ces tasses ? Et ces canapés au concombre ? Pourquoi cette abondance débridée chez un si jeune homme ? Qui vient prendre le thé ?

Algernon. Oh ! Seulement Tante Augusta et Gwendolen.

Jack. Voilà qui est tout à fait charmant !

Algernon. Oui, tout cela est très bien ; mais je crains que Tante Augusta n’approuve pas beaucoup ta présence ici.

Jack. Et pourquoi, je te prie ?

Algernon. Mon cher, la façon dont tu flirtes avec Gwendolen est tout à fait inconvenante… Presque autant que la façon dont Gwendolen flirte avec toi.

Jack. Je suis amoureux de Gwendolen. Je suis venu à Londres spécialement pour la demander en mariage.

Algernon. Je croyais que tu étais venu pour le plaisir ?… Moi, j’appelle cela venir pour affaires.

Jack. Tu es affreusement dénué de romantisme !

Algernon. Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a de romantique dans une demande en mariage. Être amoureux, c’est follement romantique. Mais il n’y a rien de romantique dans ce genre de formalités. Après tout, on peut toujours vous dire oui. C’est même ce qui arrive généralement, il me semble. Et alors, tout le beau de la passion est fini… La véritable essence de l’amour est dans l’incertitude. Si jamais je me marie, je crois que je ferais tout pour l’oublier.

Jack. Je n’ai pas de doutes à ce sujet, mon cher Algy. Le tribunal des divorces a été justement créée pour des gens à la mémoire aussi curieusement constituée.

Algernon. Oh ! Il ne sert à rien de débattre d’un tel sujet. Les divorces se font au Ciel – (Jack tend la main pour prendre un canapé. Algernon l’en empêche) Je te prie de ne pas toucher aux canapés au concombre. Ils ont été faits spécialement pour Tante Augusta. (Il en prend un et le mange)

Jack. Mais tu passes ton temps à en manger !

Algernon. C’est sensiblement différent. Il s’agit de ma tante. (Il lui présente un plateau) Prends donc du pain et des tartines beurrées. Elles sont pour Gwendolen. Gwendolen voue un culte aux tartines beurrées.

Jack. (Il se penche et se sert) En effet, elles sont délicieuses.

Algernon. Rien ne t’oblige, mon cher, à manger de la sorte. Tu te comportes déjà comme si tu étais son mari. Tu ne l’es pas, et je doute que tu ne le sois jamais.

Jack. Et qu’est-ce qui te fait dire une chose pareille ?

Algernon. Eh bien, tout d’abord, les jeunes filles n’épousent jamais les hommes avec qui elles flirtent. Elles pensent que ce n’est pas bien.

Jack. C’est absurde !

Algernon. Pas du tout. C’est une grande vérité. Cela explique le nombre invraisemblable de célibataires que l’on voit partout. Ensuite, je ne donne pas mon consentement.

Jack. Ton consentement !

Algernon. Mon cher, Gwendolen est ma cousine germaine. Et avant que je te permette de l’épouser, tu vas devoir m’en dire plus sur cette mystérieuse Cecily. (il fait sonner une cloche)

Jack. Cecily ! Que diable veux-tu dire ? Comment ça, Cecily ! Je ne connais personne du nom de Cecily.

Lane entre.

Algernon. Apportez-moi l’étui à cigarettes que Mr Worthing a laissé dans le fumoir la dernière fois qu’il a dîné ici.

Lane. Oui, Monsieur. (Il sort)

Jack. Tu veux dire que c’est toi qui avais mon étui à cigarettes depuis tout ce temps ? Mon dieu, tu aurais dû me le dire, j’ai écrit à ce sujet des lettres frénétiques à Scotland Yard. J’étais sur le point d’offrir une forte récompense.

Algernon. Eh bien, j’espère que tu en offriras une. Je suis un peu désargenté, en ce moment.

Jack. Il est à présent inutile d’offrir une récompense, puisque je l’ai retrouvé.

(Lane entre, portant l’étui à cigarettes sur un plateau. Algernon s’en empare, Lane sort)

Algernon. Je dois dire, Constant, que cela me paraît assez mesquin de ta part. (Il ouvre l’étui et l’examine) Enfin, cela n’a pas d’importance, puisque maintenant que je lis cette inscription, je vois que cet étui n’est pas à toi, finalement.

Jack. Bien sûr que si, il est à moi. (Il s’avance vers lui) Tu m’as vu avec des centaines de fois, et tu n’as de toute façon aucun droit de lire ce qui est écrit à l’intérieur. C’est tout à fait indigne d’un gentleman de lire un étui à cigarettes privé.

Algernon. Oh ! Il est absurde d’avoir des idées trop rigides sur ce que l’on doit lire ou ne pas lire. Plus de la moitié de la culture moderne repose sur ce que l’on ne devrait pas lire.

Jack. Je le sais parfaitement, et je n’ai pas la moindre intention de débattre avec toi de la culture moderne. Ce n’est pas le genre de choses dont on devrait parler en privé. Je veux simplement mon étui à cigarettes.

Algernon. Bien sûr ; mais ce n’est pas ton étui à cigarettes. Cet étui est un cadeau fait par une personne nommée Cecily, et tu as dit que tu ne connaissais personne de ce nom.

Jack. Eh bien, puisque tu tiens tant à le savoir, il se trouve que Cecily est ma tante.

Algernon. Ta tante !

Jack. Oui. Qui plus est, une charmante vieille dame. Elle vit à Tunbridge Wells. Rends-le moi, Algy.

Algernon. (Il s’adosse au sofa) Mais, si elle est ta tante et qu’elle vit à Tunbridge Wells, pourquoi signe-t-elle « la petite Cecily » ? (Il lit) « de la part de la petite Cecily, avec toute son affection ».

Jack. (Il s’avance vers le sofa et s’agenouille dessus) Mon cher, qu’y a-t-il là de si compliqué ? Certaines tantes sont grandes, d’autres ne le sont pas. C’est un sujet sur lequel une tante est certainement autorisée à se prononcer elle-même. Tu sembles croire que toutes les tantes doivent absolument ressembler à la tienne ! C’est ridicule ! Pour l’amour de dieu, rends-moi mon étui à cigarettes, maintenant. (Il suit Algernon tout autour de la pièce)

Algernon. Évidemment. Mais pourquoi ta tante t’appelle-t-elle son oncle ? « de la part de la petite Cecily, avec toute son affection, pour son cher oncle Jack ». Il n’y a aucune objection, je l’admets, à ce qu’une tante soit petite ; mais pourquoi une tante, quelle que soit sa taille, appellerait-elle son neveu son oncle ? Cela me dépasse. De plus, ton nom n’est pas Jack, mais Constant.

Jack. Ce n’est pas Constant. C’est Jack.

Algernon. Tu m’as toujours dit que tu t’appelais Constant. Je t’ai présenté à tout le monde sous le nom de Constant. Tu réponds au nom de Constant. Tu as une tête à t’appeler Constant. Tu es l’homme avec l’air le plus constant que j’aie jamais vu de ma vie, il est donc parfaitement absurde de t’entendre dire que ton nom n’est pas Constant. C’est écrit sur tes cartes de visite. En voilà une (Il la sort de l’étui à cigarettes) : « Mr. Constant Worthing, B.4, l’Albany ». Je garderai ceci comme une preuve que ton nom est bien Constant, pour le cas où tu tenterais encore de le nier devant moi, ou devant Gwendolen, ou devant n’importe qui d’autre. (Il met la carte dans sa poche)

Jack. Bon, je suis Constant à la ville et Jack à la campagne, et on m’a offert cet étui à cigarettes à la campagne.

Algernon. Peut-être, mais cela n’explique pas pourquoi ta petite tante Cecily, qui vit à Tunbridge Wells, t’appelle son cher oncle. Allons, mon vieux, je vais bien finir par t’arracher la vérité.

Jack. Mon cher Algy, tu parles comme un dentiste. C’est atrocement vulgaire de s’exprimer comme un dentiste quand on en n’est pas un. Cela crée une fausse impression.

Algernon. Eh bien, c’est précisément le travail d’un dentiste. Allons, dis-moi tout maintenant. Je dois reconnaître que je t’ai toujours soupçonné d’être en secret un fameux Bunburiste ; je n’ai désormais plus aucun doute à ce sujet.

Jack. Bunburiste ? Que diable appelles-tu un Bunburiste ?

Algernon. Je te révélerai la signification de cette incomparable expression dès que tu seras assez aimable pour m’expliquer pourquoi tu es Constant à la ville et Jack à la campagne.

Jack. Rends moi l’étui d’abord.

Algernon. Le voilà. (Il le lui tend) Ton explication à présent, et tâche de la rendre improbable. (Il s’assoit sur le sofa)

Jack. Mon cher, il n’y a strictement rien d’improbable à expliquer. En réalité, c’est une situation tout à fait ordinaire. Le vénérable Mr Thomas Cardew, qui m’a adopté quand j’étais enfant, dans des circonstances assez particulières, m’a dans son testament légué tout l’argent que je possède et m’a institué tuteur de sa petite-fille, Miss Cecily Cardew. Et Cecily, qui m’appelle son oncle en raison du respect qu’elle me porte, chose que tu ne pourras jamais comprendre, vit dans mon manoir à la campagne, sous la responsabilité de son admirable gouvernante, Miss Prism.

Algernon. D’ailleurs, où est-il, ce manoir ?

Jack. Cela ne te regarde pas, mon garçon. Je ne compte pas t’y inviter… Cependant, je peux te dire franchement qu’il n’est pas dans le Shropshire.

Algernon. Je m’en doutais bien, mon cher ! J’ai bunburisé dans tout le Shropshire à deux reprises. Mais continue, pourquoi es-tu Constant à la ville et Jack à la campagne ?

Jack. Mon cher Algy, je ne pense pas que tu sois capable d’apprécier mes réelles motivations. Tu n’es pas assez sérieux. Quand on est désigné tuteur, l’on doit adopter une attitude très morale sur tous les sujets, il y va de son devoir. Et comme une attitude excessivement morale est difficilement compatible avec la santé et le bonheur, il m’a été nécessaire, pour pouvoir aller à Londres, de prétendre avoir un jeune frère du nom de Constant, qui loge à l’Albany, et s’attire toujours les pires ennuis. Voilà, mon cher, la vérité pure et simple.

Algernon. La vérité est rarement pure, et jamais simple. La vie moderne serait terriblement fade si c’était le cas ; et la littérature moderne, tout à fait impossible !

Jack. Ce ne serait pas une grande perte.

Algernon. La critique littéraire n’est pas ton fort, mon cher. N’essaye pas d’en faire. Tu devrais laisser cela à des gens qui n’ont pas fait d’études. Ils le font très bien dans les journaux. Toi, tu es un Bunburiste. J’avais parfaitement raison de dire que tu en étais un. Tu es l’un des Bunburistes les plus raffinés que je connaisse.

Jack. Que diable veux-tu dire ?

Algernon. Tu as inventé un jeune frère très utile prénommé Constant, pour pouvoir aller à Londres aussi souvent que tu le désires. Moi, j’ai inventé un inestimable malade perpétuel nommé Bunbury, pour pouvoir aller à la campagne quand j’en ai envie.

Jack. Cela n’a aucun sens !

Algernon. Pas du tout, c’est très sensé. Bunbury est incroyablement précieux. S’il n’y avait pas Bunbury et sa mauvaise santé, je ne pourrais pas dîner avec toi ce soir au Savoy, puisqu’il y a plus d’une semaine que je suis invité chez tante Augusta.

Jack. Je ne t’ai jamais invité à dîner avec moi ce soir.

Algernon. Je sais. Tu es déraisonnablement négligent quand il s’agit de faire des invitations. C’est stupide de ta part. Il n’y a rien de plus déplaisant que de ne pas recevoir d’invitations.

Jack. Je ne peux pas dîner au Savoy. Je leur dois au moins sept cents livres. Ils n’arrêtent pas de m’envoyer des mises en demeure et de lancer toutes sortes de procédures. Ils me gâchent la vie.

Algernon. Et pourquoi ne les payes-tu pas ? Tu es riche.

Jack. Oui, mais Constant ne l’est pas. Je dois prendre soin de sa réputation. Constant est un de ces vauriens qui ne paient jamais leurs factures.

Algernon. Dans ce cas, allons dîner chez Willis.

Jack. Tu ferais mieux d’aller dîner avec ta tante Augusta.

Algernon. Je n’ai pas la moindre intention de faire quoi que ce soit de ce genre. D’abord, j’ai déjà dîné chez elle lundi dernier. Un repas de famille par semaine est amplement suffisant. Ensuite, chaque fois que je vais là-bas, on me traite comme un simple parent, et je me retrouve soit sans cavalière, soit avec deux à la fois. Enfin, je sais très bien à côté de qui elle a choisi de me placer, ce soir : Mary Farquhar, qui flirte sans cesse avec son mari, assis en face d’elle. C’est franchement désagréable… D’ailleurs, ce n’est même pas décent… Et cette sorte de comportement connaît pourtant une énorme progression. Le nombre de femmes, à Londres, qui flirtent avec leur mari est tout à fait scandaleux. Cela fait mauvais genre. C’est comme si on lavait son linge propre en public. De plus,