Victor Hugo, L’Art et la Science dans William Shakespeare 1864

I


Force gens, de nos jours, volontiers agents de change et souvent notaires, disent et répètent : La poésie s’en va. C’est à peu près comme si l’on disait : Il n’y a plus de roses, le printemps a rendu l’âme, le soleil a perdu l’habitude de se lever, parcourez tous les prés de la terre, vous n’y trouverez pas un papillon, il n’y a plus de clair de lune et le rossignol ne chante plus, le lion ne rugit plus, l’aigle ne plane plus, les Alpes et les Pyrénées s’en sont allées, il n’y a plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes, personne ne songe plus aux tombes, la mère n’aime plus son enfant, le ciel est éteint, le cœur humain est mort.

S’il était permis de mêler le contingent à l’éternel, ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. Jamais les facultés de l’âme humaine, fouillée et enrichie par le creusement mystérieux des révolutions, n’ont été plus profondes et plus hautes.

Et attendez un peu de temps, laissez se réaliser cette imminence du salut social, l’enseignement gratuit et obligatoire, que faut-il ? un quart de siècle, et représentez-vous l’incalculable somme de développement intellectuel que contient ce seul mot : tout le monde sait lire ! La multiplication des lecteurs, c’est la multiplication des pains. Le jour où le Christ a créé ce symbole, il a entrevu l’imprimerie. Son miracle, c’est ce prodige. Voici un livre. J’en nourrirai cinq mille âmes, cent mille âmes, un million d’âmes, toute l’humanité. Dans Christ faisant éclore les pains, il y a Gutenberg faisant éclore les livres. Un semeur annonce l’autre.

Qu’est-ce que le genre humain depuis l’origine des siècles ? C’est un liseur. Il a longtemps épelé, il épelle encore ; bientôt il lira.

Cet enfant de six mille ans a été d’abord à l’école. Où ? Dans la nature. Au commencement, n’ayant pas d’autre livre, il a épelé l’univers. Il a eu l’enseignement primaire des nuées, du firmament, des météores, des fleurs, des bêtes, des forêts, des saisons, des phénomènes. Le pêcheur d’Ionie étudie la vague, le pâtre de Chaldée épelle l’étoile. Puis sont venus les premiers livres ; sublime progrès. Le livre est plus vaste encore que ce spectacle, le monde ; car au fait il ajoute l’idée. Si quelque chose est plus grand que Dieu vu dans le soleil, c’est Dieu vu dans Homère.

L’univers sans le livre, c’est la science qui s’ébauche ; l’univers avec le livre, c’est l’idéal qui apparaît. Aussi, modification immédiate dans le phénomène humain. Où il n’y avait que la force, la puissance se révèle. L’idéal appliqué aux faits réels, c’est la civilisation. La poésie écrite et chantée commence son œuvre, déduction magnifique et efficace de la poésie vue. Chose frappante à énoncer, la science rêvait, la poésie agit. Avec un bruit de lyre, le penseur chasse la férocité.

Nous reviendrons plus tard sur cette puissance du livre, n’y insistons pas en ce moment ; elle éclate. Or beaucoup d’écrivants, peu de lisants ; tel était le monde jusqu’à ce jour. Ceci va changer. L’enseignement obligatoire, c’est pour la lumière une recrue d’âmes. Désormais tous les progrès se feront dans l’humanité par le grossissement de la région lettrée. Le diamètre du bien idéal et moral correspond toujours à l’ouverture des intelligences. Tant vaut le cerveau, tant vaut le cœur.

Le livre est l’outil de cette transformation. Une alimentation de lumière, voilà ce qu’il faut à l’humanité. La lecture, c’est la nourriture. De là l’importance de l’école, partout adéquate à la civilisation.