Rodolphe Töpffer, Voyage à la Grande Chartreuse dans Nouveaux Voyages en zigzag 1854



VOYAGE À LA GRANDE CHARTREUSE


PREMIÈRE JOURNÉE


Dans tout voyage de pension, la journée du départ est précédée de plusieurs journées d’attente et de préparatifs, qui sont désastreuses pour l’étude et pour la bonne latinité. C’est que, pendant que la personne des voyageurs garde encore le logis, descend en classe et accomplit à l’ordinaire toutes les fonctions d’école, l’esprit, depuis bien des jours, est parti pour les montagnes, où il gravit, respire, s’essoure pour les cités lointaines, où il visite les musées, les théâtres, les monuments publics, où il entre à l’auberge et se garde par-dessus tout d’entrer en classe. Ainsi, pendant que l’autre est absent, c’est réellement la bête qui grammatise, qui traduit, qui accorde le substantif avec l’adjectif, et de là une foule de solécismes colossaux, de monstrueux barbarismes.

Arrive enfin le jour du départ. Dès avant l’aube, il y a mouvement dans la maison, et sans que personne se soit mêlé de réveiller, il se trouve que tout le monde est debout, blousé, ficelé, ajusté, prêt à partir, aussitôt que l’aurore sera venue éclairer les campagnes de ses premières lueurs. Dès qu’elle paraît, on éteint les lumières, on ferme la porte, et l’on se met en route. Tout à l’heure le soleil embrase les cieux, perce les taillis, illumine les prairies, et il y a là un moment où l’âme, dorée aussi des plus purs rayons de la joie et du plaisir, se trouve être à l’unisson de cette allégresse qui éclate dans la nature. Mais avant d’aller plus loin, donnons le signalement des voyageurs.

Hippolyte d’Herviers, surnommé Scevola à cause de certaines ténacités farouches, marche cambré et la pointe des pieds en dedans. Naturaliste au premier chef, il fatigue les papillons à la course, il collectionne les chenilles, récolte le tithymale, et court sus à tous les capricornes, à tous les grillons, à tout ce qui vole, rampe ou bruit. Par malheur, il classe mal et est sujet à confondre les règnes. Du reste, s’il lui arrive de traverser la grande route, il ne la suit jamais, et on le voit de loin couché contre la rampe des ravins, à moitié enfoui sous les broussailles ou courant dans les hautes herbes.

Henri d’Herviers, frère du précédent, n’est pas le moins du monde naturaliste, et les prouesses de son frère lui apparaissent comme une étrangeté plutôt encore permise que raisonnable, dont il fait d’ailleurs un mince cas. Silencieux, philosophe, observateur, il marche à son pas, ne parle qu’à ses heures, et entend qu’on respecte son sommeil. Du reste, il vit bien avec tout le monde et détestablement avec