Léopold Courouble, La Famille Kaekebrouck 1902


Le châtiment de Mme Keuterings

I


Depuis neuf heures, enfermée dans son cabinet de toilette, la belle mais grosse Mme Keuterings s’ébouriffait et se débouriffait devant sa glace triptyque, à la recherche exaspérée d’une coiffure suggestive et moderne, quand M. Keuterings cria dans l’escalier :

— Eh bien, Clémence, est-ce que ça y est ? On va manquer le convoi !

Alors, Clémence s’affola et jetant le peigne :

— Tant pis, dit-elle avec rage, je laisse mes cheveux comme ça !

Et elle s’habilla, car elle était seulement en chemise. Dans sa hâte, elle perdait la tête et ne retrouvait rien. Elle mit son pantalon à l’envers.

Enfin, elle passait sa robe, quand elle s’aperçut que ses souliers molière n’étaient pas lacés. Aussitôt, elle posa le pied droit sur une chaise. Mais tout à coup, un ferret sauta et le ruban de soie refusa obstinément de s’engager dans l’œillet.

Penchée, pleurante de sueur, Mme Keuterings s’acharnait à cette besogne impossible — car un lacet sans ferret est plus indomptable que tous les zèbres et il ne passera pas, en dépit des plus féroces tortillements, là où il a décidé de ne pas passer — quand elle s’écria avec exaltation :

— Et mon corset ! Jésus Maria ! J’allais oublier mon corset !

Vite, elle abandonna ses souliers maudits, rejeta sa robe par-dessus la tête et, saisissant sa cuirasse, elle l’appliqua sur son torse robuste.

Puis, les pattes dans chaque main, elle imprima au corset des glissements de gauche à droite et de droite à gauche, afin d’agrafer le busc.

Elle dépensait dans cet ajustage une force excessive, se rentrait tant qu’elle pouvait, travaillait à diminuer son volume — car il est parfois bien plus difficile de se faire moins grosse que le bœuf — quand la voix de M. Keuterings résonna de nouveau :

— Voyons, Clémence, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ? Est-ce que vous êtes prête maintenant ? C’est toujours la même chose avec vous !

Cette fois, elle courut sur le palier et lança ces mots — éternel mensonge du retard :

— J’arrive, j’arrive !

Il n’y avait plus de temps à perdre. Le dos contre le mur, elle fit un effort puissant, désespéré. D’une secousse énergique, elle rapprocha les baleines initiales et fixa le busc.

— Ouf ! gémit Mme Keuterings en poussant un soupir énorme.

Vite, elle voulut passer sa robe, mais elle ne pouvait plus lever les bras ! Pour gagner du temps, elle retourna à ses bottines. Mais il lui était devenu impossible de se baisser !

Le busc était toujours là ! Il la tenait sous son bec implacable.

Dans cette extrémité, Clémence cria furieusement :

— Auguste, mais venez donc m’aider !

Aussitôt M. Keuterings entra très agité :

— Mais, ma bonne, pour sûr on va manquer le convoi !

— Agrafez ma robe, et lacez mes souliers ! commanda sa femme.

Auguste obéit. Cinq minutes après, Mme Keuterings luisait dans sa robe de soie noire.