Rodolphe Bringer, Un prix de vertu dans Floréal, 18 décembre 1920


UN PRIX DE VERTU

NOUVELLE INÉDITE DE RODOLPHE BRINGER


Celle-là, par exemple, dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Certes, par les temps qui courent, il faut s’attendre à tout et les événements les plus fâcheux, les plus extravagants, les plus improbables, la révolution russe, l’augmentation du prix du pain et des timbres-poste, la crise du tabac, la crue de la Seine, le complet à cent dix francs, enfin, rien de tout ce qui nous arrive depuis quelque temps n’avait pu surprendre M. Olinde Gratefiot, mais celle-là, il n’en est pas encore revenu : Opportune a eu un prix de vertu à l’Académie française.

Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Vous ne connaissez pas Opportune ?…

Mais si… voyons… rappelez vos souvenirs… On ne voit qu’elle chez Olinde Gratefiot et un visiteur ne peut mettre le pied dans son petit salon sans que, tout aussitôt, elle ne vienne fourrer son nez dans l’entre-bâillement de la porte, sous un prétexte ou sous un autre, mais, en réalité, pour moucharder ce que fait son maître et aller tout chaud le répéter à la concierge, ou à la crémière, ou à la petite mercière qui fait le coin…

Ah ! l’exécrable vieille bonne femme !…

Dire que Olinde Gratefiot lui donne cent quinze francs par mois… quand elle mériterait, par jour, tout juste cent onze coups de pied dans le postère…

Car Opportune est la bonne, la vieille bonne d’Olinde Gratefiot, celle qui l’a élevé, comme elle avait déjà élevé son père et aussi son grand-père, sans doute et peut-être bien le père de son grand-père, car Opportune est sans âge et elle est immortelle comme les trente-cinq ou quarante imbéciles qui viennent de lui décerner un prix de vertu.

Sans cela, vous comprenez bien qu’il y a beaux jours qu’Olinde Gratefiot l’eût flanquée à la porte.

Mais il ne peut pas !

Quand sa tante Phrosine est morte, avec ses biens, meubles et immeubles, elle lui a légué Opportune, qui faisait partie de la succession, comme elle en avait hérité elle-même de sa défunte mère ; elle était inscrite dans le testament entre la vieille armoire normande et les œuvres complètes et illustrées de M. de Buffon. Bien entendu, Olinde Gratefiot vendit