Tristan Derème, « Le Passé maugréait et frappait à la porte » dans La Verdure dorée 1922



Le Passé maugréait et frappait à la porte.
Je me taisais. Il m’appela d’une voix forte ;
Mais je continuai de songer à tes yeux ;
Et j’entendais crier le vieillard furieux,
Grelottant dans la nuit sous sa mante à ramages,

Il est entré portant un vieux livre d’images.

Laure, dans la maison à l’ombre des sureaux,
Songeuse, tu brodais derrière les carreaux,
Et, si j’apercevais un livre à ta fenêtre,
Je sonnais à la grille et tu voyais paraître,
Au jardin envahi d’herbe et de serpolet,
Celui qui dans les soirs longuement te parlait
Et déroulait son rêve ainsi qu’un paysage…
Laure, où sont tes cheveux, tes mains et ton visage ?…

Vous qui pleuriez, mélancolique, au soir tombant ;
Toi qui sur ton épaule attachais un ruban
Mauve ; toi qui jouais Manon et l’ouverture
De Tannhäuser ; toi qui riais dans ta voiture…
Ô passé, plein de fleurs et de chardonnerets !
Rires ! Passé léger ! Passé tendre ! Regrets !

Mésanges, accourez, mes lointaines pensées !
Ô souvenirs, rameaux flétris, branches cassées…

Oui, j’aurais dû, ce soir, te dire tout cela,
T’avouer les penchants où mon cœur s’écoula
Et te montrer au loin ces figures d’argile,
Et nous aurions pleuré de sentir si fragile
Notre amour qui s’éveille et frissonne au soleil
D’automne, notre amour incassable et pareil
Aux beaux jouets de notre enfance. Mais qu’importe,
Si l’espérance encore ouvre la vieille porte ?
Elle parle ; sa voix illumine tes yeux ;
Son regard verse en nous la lumière des cieux.
Sous le manteau de pourpre et la cuirasse triple,
Cheveux au vent, partons pour le vaste périple.
Les merles se sont tus devant l’astre éclatant ;
Et le navire aux voiles blanches nous attend