Inès Gaches-Sarraute, Le Corset : étude physiologique et pratique 1900


ÉTUDE DU CORSET

au point de vue
DE L’EXERCICE DE LA BICYCLETTE

Nous avons lu avec un vif intérêt le travail qui vient de paraître dans ce recueil[1] sur La Femme et la bicyclette, par M. le docteur Just Lucas-Championnière. Je suis heureuse de voir que l’opinion que j’ai eu l’occasion d’émettre sur ce sujet est entièrement corroborée par ce savant si autorisé. Comme lui, je suis convaincue que l’usage de la bicyclette ira constamment en se développant et que la femme notamment en recueillera de sérieux avantages, au double point de vue physique et intellectuel, ainsi que l’a fait justement ressortir mon maître.

Mais il est évident que pour que ce sport produise tous les avantages qu’elle est en droit d’en attendre, il faut que la femme s’y adonne dans des conditions tout à fait satisfaisantes : il faut en particulier qu’elle adopte un vêtement approprié à ce genre d’exercice. Dans ce vêtement, une large part peut être laissée à l’initiative individuelle, à la condition toutefois que la forme choisie soit en accord avec les exigences de l’hygiène.

Mais il est une pièce du costume qui ne doit pas, en raison de son importance et de son action directe sur le corps, être abandonnée au caprice de la mode. Il est une partie du vêtement que j’ai le droit et le devoir de critiquer, et pour la construction de laquelle je me crois autorisée, en mes qualités de médecin, de femme et de bicycliste, à formuler des règles précises. Je veux parler du corset, car c’est justement en sa faveur que les exigences de la mode ont le plus de stabilité, et c’est lui qui, dans la toilette féminine, est l’instrument le plus illogique, le plus nuisible. Si la femme porte un corset combiné en dépit des indications anatomiques, elle ne peut pas tirer de la bicyclette tous les avantages désirables, et, par contre, elle risque de se faire grand mal. Ouvrons-lui donc les yeux sur les inconvénients et la gêne produits par le corset, sans parler des infirmités qu’il provoque trop souvent, et indiquons-lui ce qu’elle doit exiger de ce vêtement et dans quelles conditions elle est autorisée à le porter.

Si, d’accord avec tous les médecins, anatomistes ou hygiénistes, nous admettons que le corset en usage de nos jours est défectueux, même à l’état de repos pour la femme inactive, à plus forte raison doit-il être néfaste pour la femme qui se livre à des exercices physiques. On l’a qualifié d’instrument meurtrier ; la qualification n’est pas exagérée. Je ne sache pas qu’on ait jusqu’ici jamais songé à baser la construction de cet appareil sur les indications que fournit la connaissance anatomique et physiologique de nos organes. Il n’a été tenu compte que de la nécessité de faire une taille bien fine et bien ronde ; nul ne s’est inquiété du sort réservé aux viscères situés au-dessous de cette ceinture. Pour obtenir la taille rêvée, on a comprimé tout ce qui est compressible ; et si nous n’avions pas un squelette résistant qui se fait respecter dans une certaine limite (car sur certains points, il est malheureusement impuissant à se défendre lui-même), les corsetières et les couturières nous donneraient bien vite une forme de haute convention sous laquelle nous aurions peut-être une certaine difficulté à nous reconnaître.

Jusqu’ici, il est vrai, les physiologistes et les hygiénistes n’ont pas fourni eux-mêmes d’indications bien définies, ni proposé des points de repère suffisamment précis pour diriger la fabrication d’un corset normal. Cela leur eût été difficile d’ailleurs, car il en est du corset comme de la bicyclette, ceux qui s’en servent sont seuls à même d’en apprécier les effets. Les hommes voient bien les défauts du corset, les médecins constatent bien les maladies qu’il aura causées, ils savent que telle ou telle autre partie est trop serrée ou trop lâche, ils donneront même le conseil de modifier la forme de l’appareil ; mais là se borne leur œuvre et jamais le proverbe si connu : « La critique est aisée et l’art est difficile », ne sera mieux en situation. Pour réaliser une modification véritable et avantageuse du corset, il faut prendre l’aiguille et les ciseaux et, après s’être affranchi de toutes les règles connues des ouvrières pour ne tenir compte que de l’anatomie, dessiner, tailler et ajuster un modèle en suivant les saillies et dépressions d’un torse humain.

En France, comme dans les autres pays d’ailleurs, les fabricants sont enclins à la routine



  1. Revue mensuelle du Touring-Club de France, juillet 1895.