Achille Eyraud, Voyage à Vénus 1865


I

DE LA TERRE À VÉNUS


I

LA BRASSERIE SCHAFFNER. — LES TROIS AMIS

— Holà ! maître Schaffner, de deux bocks et du tabac ! demanda le jeune Léo en venant s’asseoir auprès d’une table, avec Muller, son ami.

La brasserie Schaffner était une des plus modestes et des moins achalandées de Speinheim, petite ville située sur les confins de la France et de l’Allemagne. C’est là que se réunissaient souvent, avec leur camarade Volfrang, les deux jeunes gens que nous venons de voir entrer. Ils avaient adopté cet établissement, quelque peu orné et désert qu’il fût, aimant bien mieux le calme et l’isolement, si propices aux causeries intimes, que le luxe et le bruit de ces grands cafés à la mode, où fourmille tout un monde de consommateurs inconnus, qu’on a encore le désagrément de voir indéfiniment reproduits par le jeu des glaces ; pendant qu’habillé de noir, cravaté de blanc, et parfaitement reconnaissable au flottant insigne de la serviette suspendue au bras, le patron promène autour de lui un regard olympien, et circule avec la fière prestance d’un duc et pair donnant à boire à ses tenanciers. Comment causer d’ailleurs au milieu du cliquetis des dominos, des discussions des joueurs et des frôlements que ne vous épargne pas un essaim frisé de garçons, courant d’une table à l’autre, affairés et effarés, s’interpellant, se répondant de leur plus grosse voix, et faisant à eux seuls beaucoup plus de vacarme que tous les consommateurs ensemble !

L’établissement du gros bonhomme Schaffner était loin de ressembler à ces réunions agitées : une salle nue, enfumée par le tabac, quelques tables attendant des consommateurs, un journal attendant un lecteur, c’était tout. J’oubliais une vaste tonne de bière, qui décorait le mur du fond, et sur laquelle se tenait souvent accroupi un énorme chat noir, comme le sombre génie du lieu. Un vieux dressoir chargé de pots de bière le couvrait d’une ombre épaisse avec laquelle se confondait la couleur de sa robe, et où l’on ne pouvait guère discerner que ses deux larges prunelles luisantes d’une flamme jaune.

De garçon, il n’y en avait pas, maître Schaffner ayant jugé, avec raison, qu’il pouvait seul suffire à cet office. Il l’exerçait avec une bonhomie tout à fait patriarcale, causant avec ses habitués, et, au besoin, leur tenant lieu de partenaire au whist ou au piquet. C’était au demeurant un joyeux compagnon, et sa face épanouie et vermillonnée attestait qu’il était un des premiers consommateurs de son établissement.

— Eh bien, messieurs, dit-il aux deux jeunes gens, comment se fait-il que votre ami M. Volfrang ne soit pas avec vous ?