Edgar Allan Poe, Le Canard au ballon dans Histoires extraordinaires 1856

Traduction Charles Baudelaire 1869


LE CANARD AU BALLON



Étonnantes nouvelles par exprès, via Norfolk ! — L’Atlantique traversée en trois jours !! — Triomphe signalé de la machine volante de M. Monck Mason !!! — Arrivée à l’île de Sullivan, près Charleston, S. C., de MM. Mason, Robert Holland, Henson, Harrison Ainsworth, et de quatre autres personnes, par le ballon dirigeable Victoria, après une traversée de soixante-cinq heures d’un continent à l’autre !!! — Détails circonstanciés du voyage !!!!!


Le jeu d’esprit ci-dessous, avec l’en-tête qui précède en magnifiques capitales, soigneusement émaillé de points d’admiration, fut publié primitivement, comme un fait positif, dans le New-York Sun, feuille périodique, et y remplit complétement le but de fournir un aliment indigeste aux insatiables badauds durant les quelques heures d’intervalle entre deux courriers de Charleston. La cohue qui se fit pour se disputer le seul journal qui eût les nouvelles fut quelque chose qui dépasse même le prodige ; et, en somme, si, comme quelques-uns l’affirment, le Victoria n’a pas absolument accompli la traversée en question, il serait difficile de trouver une raison quelconque qui l’eût empêché de l’accomplir.


Le grand problème est à la fin résolu ! L’air, aussi bien que la terre et l’Océan, a été conquis par la science, et deviendra pour l’humanité une grande voie commune et commode. L’Atlantique vient d’être traversée en ballon ! et cela, sans trop de difficultés, — sans grand danger apparent, — avec une machine dont on est absolument maître, — et dans l’espace inconcevablement court de soixante-cinq heures d’un continent à l’autre ! Grâce à l’activité d’un correspondant de Charleston, nous sommes en mesure de donner les premiers au public un récit détaillé de cet extraordinaire voyage, qui a été accompli, — du samedi 6 du courant, à quatre heures du matin, au mardi 9 du courant, à deux heures de l’après-midi, — par sir Everard Bringhurst, M. Osborne, un neveu de lord Bentinck, MM. Monck Mason et Robert Holland, les célèbres aéronautes, M. Harrison Ainsworth, auteur de Jack Sheppard, etc., M. Henson, inventeur du malheureux projet de la dernière machine volante, — et deux marins de Woolwich, — en tout huit personnes. Les détails fournis ci-dessous peuvent être considérés comme parfaitement authentiques et exacts sous tous les rapports, puisqu’ils sont, à une légère exception près, copiés mot à mot d’après les journaux réunis de MM. Monck Mason et Harrison Ainsworth, à la politesse desquels notre agent doit également bon nombre d’explications verbales relativement au ballon lui-même, à sa construction, et à d’autres matières d’un haut intérêt. La seule altération dans le manuscrit communiqué a été faite dans le but de donner au récif hâtif de notre agent, M. Forsyth, une forme suivie et intelligible.


LE BALLON.


Deux insuccès notoires et récents — ceux de M. Henson et de sir George Cayley — avaient beaucoup amorti l’intérêt du public relativement à la navigation aérienne. Le plan de M. Henson (qui fut d’abord considéré comme très-praticable, même par les hommes de science), était fondé sur le principe d’un plan incliné, lancé d’une hauteur par une force intrinsèque créée et continuée par la rotation de palettes semblables, en forme et en nombre, aux ailes d’un moulin à vent. Mais,