Alfred de Musset, La Nuit de mai 1835, édition 1888




LA NUIT DE MAI



la muse

Poète, prends ton luth et me donne un baiser ;
La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s’embraser ;
Et la bergeronnette, en attendant l’aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.


le poète

     Comme il fait noir dans la vallée !
     J’ai cru qu’une forme voilée
     Flottait là-bas sur la forêt.
     Elle sortait de la prairie ;
     Son pied rasait l’herbe fleurie ;
     C’est une étrange rêverie ;
     Elle s’efface et disparaît.

la muse

Poète, prends ton luth ; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu’elle enivre en mourant.
Écoute ! tout se tait ; songe à ta bien-aimée.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir : l’immortelle nature
Se remplit de parfums, d’amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.


le poète

     Pourquoi mon cœur bat-il si vite ?
     Qu’ai-je donc en moi qui s’agite
     Dont je me sens épouvanté ?
     Ne frappe-t-on pas à ma porte ?
     Pourquoi ma lampe à demi morte
     M’éblouit-elle de clarté ?
     Dieu puissant ! tout mon corps frissonne.
     Qui vient ? qui m’appelle ? — Personne.
     Je suis seul ;