Jean Moréas, Les Deux Damoiselles 1921


LES DEUX DAMOISELLES

Ayant défait dans une grande bataille le roi Manfred, le roi Charles le Vieux, ou le Premier, chassa les Gibelins de Florence et y fit rentrer les Guelfes. Un chevalier nommé Neri degli Uberti, qui était du parti des Gibelins, s’en alla, avec toute sa famille, dans un lieu solitaire où abondaient les oliviers, les noyers et les châtaigniers. Là il fit bâtir un logis agréable et commode, avec un clair vivier plein de poissons. Or, il arriva que le roi Charles, se promenant un jour d’été aux environs du logis de messer Neri, voulut visiter son jardin dont tout le monde racontait des merveilles. Le roi n’oublia point que ce chevalier était son ennemi, et c’est avec toutes sortes d’égards qu’il lui fît savoir son désir de souper le jour suivant dans son jardin, sans apparat, et accompagné seulement de quatre de ses gentilshommes. Messer Neri en fut fort content, et il reçut le roi dans son beau jardin, le mieux qu’il pouvait. Le roi admira et loua fort la maison et le jardin, puis il se lava les mains et vint s’asseoir à table, au bord du vivier, entre messer Neri et le comte Guido de Montfort, l’un de ses compagnons : et il commanda aux trois autres de servir. Le repas fut excellent en viandes et en vins, et le roi jouissait de la fraîcheur des ombrages, lorsque deux damoiselles, âgées chacune d’environ quinze ans, entrèrent dans le jardin. Leurs cheveux étaient de fin or, bouclés et enguirlandés de fleurs : et elles étaient vêtues de lin léger, blanc comme neige. Celle qui allait la première portait sur ses épaules une paire de filets à pêcher qu’elle tenait avec sa main gauche, et dans la droite elle tenait un long bâton. L’autre qui venait après avait sur l’épaule gauche une poêle, et sous le bras de ce même côté, un petit fagot de bois, et à la main un trépied : et de l’autre main elle tenait un pot d’huile et un petit flambeau allumé.

Arrivées devant le roi, les deux damoiselles lui firent la révérence avec grand respect : puis elles s’approchèrent du vivier à l’endroit de l’entrée : et celle qui portait la poêle la posa par terre avec le reste de sa charge et prit le bâton que l’autre damoiselle tenait. Alors toutes deux entrèrent dans le vivier, et l’eau leur venait plus haut que la ceinture.

Un des serviteurs de messer Neri alluma promptement le feu, et ayant mis la poêle pleine d’huile sur le trépied, il attendit le poisson que les damoiselles allaient lui jeter. Elles ne tardèrent pas à prendre du poisson en quantité, l’une fouillant l’endroit où elle savait qu’il se cachait, l’autre tendant le filet. Et le roi suivait cette scène avec attention et plaisir.

Lorsqu’elles eurent jeté assez de poisson au serviteur, qui le mettait vivant dans la poêle, les damoiselles commencèrent à prendre dans le vivier, parmi les plus beaux poissons, et à les jeter adroitement et avec beaucoup de grâce au roi. Ces poissons frétillaient sur la table devant le roi, qui s’amusait à en jeter à son tour aux damoiselles. Ils jouèrent ainsi jusqu’au moment où le poisson qui cuisait dans la poêle fut servi au roi.

Peu après, les damoiselles