Jean de La Fontaine, Le Lion amoureux (1668)


Le Lion amoureux

A Mademoiſelle de Sevigné.


Sevigné, de qui les attraits
Servent aux graces de modele,
Et qui naquiſtes toute belle,
A voſtre indifference prés,
Pourriez-vous eſtre favorable
Aux jeux innocens d’une Fable ?
Et voir ſans vous épouventer,
Un Lion qu’amour ſçeut dompter ?
Amour eſt un étrange maiſtre.
Heureux qui peut ne le connoiſtre
Que par recit, luy ny ſes coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la verité vous offenſe,
La Fable au moins ſe peut ſouffrir.
Celle-cy prend bien l’aſſeurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zele & par reconnoiſſance.

Du temps que les beſtes parloient
Les Lions entr’autres vouloient
Eſtre admis dans noſtre alliance.
Pourquoy non ? puiſque leur engeance
Valoit la noſtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voicy comment il en alla.
Un Lion de haut parentage
En paſſant par un certain pré,
Rencontra Bergere à ſon gré.
Il la demande en mariage.
Le pere auroit fort ſouhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner luy ſembloit bien dur ;
La refuſer n’eſtoit pas ſeur.
Meſme un refus euſt fait poſſible,
Qu’on euſt vû quelque beau matin
Un mariage clandeſtin.
Car