Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 185-191).


CHAPITRE XX.

UN REPAS DANS LES HIGHLANDS.


Avant que Waverley fît son entrée dans la salle du banquet, on s’empressa, selon l’usage patriarcal, de lui offrir un bassin où il pût se laver les pieds ; il était tout naturel que notre héros agréât cette offre, car la chaleur était alors étouffante, et les marécages que les voyageurs venaient de traverser les avaient accablés de fatigue. Mais on ne déploya point dans cette occasion le luxe dont les héros voyageurs de l’Odyssée étaient l’objet dans une circonstance semblable. La tâche de l’ablution ne fut point remplie par une belle demoiselle instruite.


À bien frotter le corps, et dont la main charmante
Verse avec soin l’huile odorante,


mais par une vieille femme des Highlands, à la peau noire et décharnée, qui, ne semblant pas se trouver fort honorée de la tâche qui lui était imposée, marmottait entre ses dents ; « Les troupeaux de nos pères ne paissaient pas si près les uns des autres pour que je sois obligé de vous rendre ce service. » Néanmoins un petit présent réconcilia amplement cette vieille femme de chambre avec sa dégradation supposée, et lorsque Waverley s’avança vers la salle, elle lui donna sa bénédiction en citant ce proverbe gaëlique : « Que la main qui s’ouvre soit toujours remplie ! »

La salle dans laquelle la fête avait été préparée occupait tout le premier étage de l’édifice originaire de Jan Van Chaistel, et une immense table de chêne y était dressée dans toute sa longueur. L’aspect du dîner était simple et même grossier, la compagnie était nombreuse, la salle tout à fait remplie. Au haut de la table était le chef lui-même, avec Édouard et deux ou trois visiteurs highlandais des clans du voisinage ; après ces personnages venaient immédiatement les aînés de la tribu, les wadsetters et les tacksmen : c’était ainsi qu’on appelait ceux qui possédaient quelques portions des domaines de leur chef à titre de mainmortables et de fermiers ; au-dessous d’eux on remarquait leurs fils, leurs neveux et leurs frères de lait ; venaient ensuite les officiers de la maison du chef, selon leur rang ; enfin la partie la plus basse de la table était occupée par les tenanciers qui cultivaient la terre. Outre ce grand nombre de convives, Édouard, en dirigeant ses regards vers une vaste porte à battants alors ouverte, pouvait apercevoir sur le gazon une multitude de Highlandais d’une classe inférieure, mais qui néanmoins étaient considérés comme invités au festin, et devaient avoir leur part de l’affabilité et de la bonne chère de celui qui traitait. À une distance plus éloignée et autour du cercle que formait le banquet, on distinguait un groupe mobile de femmes, de garçons et de filles en haillons, de mendiants jeunes et vieux, de lévriers, de bassets, de chiens d’arrêt, et d’autres d’une espèce dégénérée ; tous prenaient une part plus ou moins directe à l’action principale de la fête.

Cette hospitalité, qui de prime abord paraissait sans bornes, n’était point cependant dépourvue d’économie domestique. Ce n’était pas sans quelque peine que l’on avait préparé les plats de poisson, de gibier, etc., qui se trouvaient placés au haut bout de la table, et sous les yeux mêmes de l’hôte étranger. Plus bas figuraient des pièces énormes de mouton et de bœuf, qui, si ce n’eût été l’absence du porc[1] abhorré dans les Highlands, auraient rappelle le festin grossier des amants de Pénélope ; mais le plat du milieu était un agneau d’un an, appelé a hog in hur’st[2] rôti en entier, placé sur ses jambes et tenant entre les dents un bouquet de persil. On l’avait probablement servi dans cette attitude pour satisfaire l’orgueil du cuisinier, qui, dans le service de la table de son maître, se piquait plutôt d’abondance que d’élégance. Les flancs de ce pauvre animal furent attaqués avec fureur par les hommes du clan : les uns faisaient usage de leur dague, les autres de couteaux, qui se trouvaient ordinairement dans le même fourreau que leur poignard ; enfin l’animal ne présenta bientôt plus qu’un objet mutilé et mis en pièces. Dans la partie la moins élevée de la table, les vivres semblaient être d’une espèce plus grossière encore, mais on les servait avec abondance. Du bouillon, des oignons, du fromage, et les restes du banquet, étaient la part des fils d’Ivor, qui assistaient à la fête en plein air.

Les boissons étaient fournies dans la même proportion et d’après le rang des convives. D’excellent vin de Bordeaux et de Champagne était libéralement distribué à ceux qui entouraient le chef ; du whisky pur ou étendu d’eau et de la bière forte étaient servis aux convives placés plus bas. Cette inégalité de distribution ne semblait pas causer le moindre mécontentement, chacun comprenant que son goût devait se régler d’après le rang qu’il occupait à la table : aussi les tacksmen et leurs tenanciers répétaient-ils toujours que le vin était trop froid pour leur estomac, et ils demandaient sans cesse, comme s’ils avaient eu la faculté de choisir, la boisson qui leur était assignée par économie[3]. Des joueurs de cornemuse, au nombre de trois, firent entendre, pendant tout le temps que dura le dîner, un chant de guerre épouvantable ; l’écho des voûtes de l’édifice et les sons de la langue celtique produisaient un bruit tellement confus, que Waverley craignit de perdre à jamais le sens de l’ouïe. Ce fut au point que Mac-Ivor s’excusa de la confusion occasionnée par une si nombreuse compagnie, et lui démontra la nécessité de sa situation qui lui imposait comme un devoir une hospitalité illimitée. « Ceux de mes parents que vous apercevez, dit-il, gens robustes, mais paresseux, regardent mes possessions comme un dépôt à moi confié pour soutenir leur fainéantise ; il faut que je leur trouve du bœuf et de l’ale, tandis que les coquins ne font rien autre chose que de s’exercer à l’épée, parcourir les montagnes, chasser, pêcher, boire et courtiser les filles du Strath. Mais que puis-je faire, capitaine Waverley ? Tout être dans la nature tient à sa famille, que ce soit un faucon ou un Highlandais. » Édouard lui fit la réponse attendue, en le complimentant sur le grand nombre de ses vassaux, sur leur courage, et sur l’attachement qu’ils portaient à leur chef.

« Oui, sans doute, répondit Fergus, et si j’étais disposé comme mon père à courir les risques de recevoir un coup sur la tête ou deux sur le cou, je crois que les drôles ne m’abandonneraient pas. Mais qui pourrait songer à de telles choses aujourd’hui que la maxime est : Préférez une vieille femme avec une bourse dans sa main à trois hommes avec leur sabre au côté ? » Se tournant alors vers la compagnie, il proposa un toast en l’honneur du capitaine Waverley, le digne ami de son honorable voisin et allié le baron de Bradwardine. »

« Il est le bienvenu dans ces montagnes, dit un des anciens, s’il vient de la part de Cosme Comyne de Bradwardine. »

« Je ne partage pas cet avis, dit un vieillard, qui sans doute n’approuvait pas ce toast ; car tant qu’il y aura une feuille verte dans la forêt, il se trouvera de la fraude dans le cœur d’un Comyne. »

« Il n’y a rien que d’honorable dans le caractère du baron de Bradwardine, fit observer un autre ancien, et l’hôte qui vient de sa part doit être le bienvenu, ses mains fussent-elles teintes de sang, pourvu que ce ne soit pas de celui de la race d’Ivor. »

Le vieillard dont la coupe restait toujours pleine ajouta : « Il y a eu assez de sang de la race d’Ivor répandu par la main de Bradwardine. »

« Ah ! Ballenkeiroch, répondit le premier, vous pensez au coup de carabine donné aux mains[4] de Tully-Veolan, et vous oubliez qu’à Preston il tira l’épée pour la bonne cause. »

« Et ce n’est pas sans raison, dit Ballenkeiroch : le coup de carabine me priva d’un fils, et le coup d’épée a fait fort peu pour la cause du roi Jacques. »

Le chieftain expliqua alors brièvement à Waverley, en français, que dans une querelle qui avait eu lieu près de Tully-Veolan sept années auparavant, le baron avait tué le fils de ce vieillard. Le chieftain se hâta de détruire les préjugés de Ballenkeiroch en lui annonçant que Waverley était Anglais, qu’il n’était attaché à la famille de Bradwardine ni par naissance ni par parenté ; après cette explication le vieillard saisit et éleva la coupe à laquelle jusqu’alors il n’avait pas touché, et la but avec courtoisie en l’honneur de Waverley. Cette cérémonie achevée, le chieftain fit par un signe cesser les cornemuses, et dit à haute voix : « Mes amis, les chants sont-ils cachés de manière que Mac Murrough ne puisse les retrouver ? »

Mac Murrough, le barde de la famille, homme âgé, comprit la signification de ces paroles, et se mit à chanter, tantôt lentement, tantôt avec rapidité, une longue suite de vers celtiques que les auditeurs accueillirent avec tous les applaudissements de l’enthousiasme. Plus il chantait, plus son ardeur semblait s’accroître. En commençant, il tenait ses yeux dirigés vers la terre ; mais il les jeta bientôt autour de lui non plus pour implorer, mais pour commander l’attention. Les divers tons de sa voix et les gestes qui les accompagnaient étaient à la fois sauvages et passionnés. Édouard, qui l’écoutait avec le plus vif intérêt, crut remarquer qu’il citait beaucoup de noms propres, qu’il déplorait la mort des guerriers, qu’il apostrophait les absents, et qu’il exhortait, suppliait, excitait ceux qui étaient présents. Il crut même discerner son propre nom ; et ce qui le confirma dans cette opinion, c’est que les yeux des assistants se tournèrent alors simultanément vers lui. Le poète semblait communiquer son ardeur à tous ses auditeurs. Leurs figures sauvages et hâlées prirent une expression plus fière et plus animée, tous se penchèrent vers le barde, quelques-uns se levèrent et agitèrent leurs armes avec enthousiasme, quelques autres portèrent la main à leurs épées : quand les chants eurent cessé, il y eut un profond silence ; après quoi les sentiments du poète et des auditeurs reprirent graduellement leur cours habituel.

Le chieftain, qui pendant cette scène avait semblé plutôt étudier les émotions excitées qu’il n’avait pris part au ton élevé de l’enthousiasme, remplit de vin de Bordeaux une petite coupe d’argent placée près de lui. « Donnez ceci, dit-il à un serviteur, à Mac Murrough nan Foan[5], et quand il aura bu sa liqueur, dites-lui d’accepter la coupe pour l’amour de Vich-Jan-Vohr. » Le présent fut reçu par Mac Murrough avec une profonde gratitude ; il but le vin, et baisant la coupe il l’enveloppa respectueusement dans le manteau dont les plis couvraient sa poitrine. Élevant la voix, il improvisa des chants qu’Édouard supposa être des actions de grâces et des louanges adressées à Fergus. Ces chants furent applaudis, mais ils ne produisirent pas l’effet des premiers, il était facile de voir cependant que le clan approuvait entièrement la générosité de son chef. Quelques toasts gaëliques furent alors proposés et approuvés, et le chieftain en traduisit quelques-uns à son hôte, ainsi qu’il suit :

« À celui qui ne tourne le dos ni à un ami, ni à un ennemi ! À celui qui n’abandonna jamais un camarade ! À celui qui n’acheta ni ne vendit jamais la justice ! Hospitalité à l’exilé et mort aux tyrans ! Aux jeunes gens couverts de kilts ! Highlandais, épaule contre épaule ! » Enfin les autres toasts renfermaient des sentiments énergiques de la même nature.

Édouard désirait surtout connaître la signification de l’hymne qui avait semblé produire un effet si magique sur les passions des assistants ; il fit part de son désir à Fergus. « Comme j’ai remarqué, dit celui-ci, que trois fois vous avez laissé passer la bouteille, je me disposais à vous offrir de quitter le festin pour aller prendre le thé à la table de ma sœur : elle pourra vous expliquer toutes ces choses beaucoup mieux que moi. Quoique je ne puisse arrêter l’élan de mes vassaux au milieu de la fête, je ne suis point obligé moi-même de rester avec eux jusqu’à ce qu’il leur plaise d’y mettre fin ; et puis, ajouta-t-il en riant, je ne garde point un ours[6] pour lui laisser dévorer l’intelligence de ceux qui peuvent en faire un heureux usage. »

Édouard accepta sur-le-champ cette proposition, et le chieftain, adressant quelques mots à ceux qui l’entouraient, quitta la table, suivi de Waverley. Dès que la porte fut refermée sur eux, Édouard entendit le nom de Vich-Jan-Vohr, prononcé dans un toast au milieu de la joie la plus franche et la plus animée : ce mouvement spontané prouvait combien était grande la satisfaction du clan, et combien était profond aussi son dévouement pour la personne de son chef.


  1. La chair de porc, de quelque manière qu’on la préparât, fut long-temps en horreur parmi les Écossais ; ils n’en mangent que depuis peu d’années, encore n’est-elle jamais pour eux un plat favori. Le roi Jacques porta ce préjugé en Angleterre, et on sait qu’il abhorrait le cochon presque autant que le tabac. Ben Johnson a rappelé cette particularité lorsqu’il fait dire à une Bohémienne examinant la main du roi :
    « D’après toutes ces lignes, vous devez aimer un cheval, un lévrier, mais nullement la chair de porc. » (Les Bohémiennes métamorphosées.)
    Le banquet que Jacques eût voulu proposer au diable se serait composé d’une tranche de porc, d’une tête de morue, et d’une pipe de tabac pour la digestion. a. m.
  2. Phrase écossaise qui signifie un agneau rôti tout entier, avec la tête et les pieds. a. m.
  3. En réunissant des personnes de tout rang à la même table, quoiqu’ils ne mangeassent pas les mêmes mets, les chefs highlandais se conformaient à une coutume qui avait été autrefois observée universellement dans l’Écosse. Un voyageur, nommé Fynes Morisan, voyageant dans les Lowlands d’Écosse, vers la fin du règne d’Élisabeth, s’exprime ainsi : « Je me trouvai dans la maison d’un chevalier qui avait plusieurs domestiques pour le servir ; ils apportèrent les mets après s’être couvert la tête d’espèces de bonnets bleus ; la table était plus d’à moitié garnie de vastes plats de soupe, contenant chacun un morceau de viande bouillie ; et lorsque le dîner eût été servi, les domestiques s’assirent avec nous ; mais sur le haut de la table on remarquait, au lieu de la soupe, un poulet et quelques pruneaux dans du bouillon. »
    Jusque dans le dernier siècle, les fermiers d’une condition respectable dînaient avec leurs hommes de peine. La ligne de démarcation entre les diverses classes était marquée par la salière, ou quelquefois par une raie à la craie sur la table. Lord Lovat, qui savait comment flatter la vanité et contenir l’appétit de ses vassaux, permettait à tout robuste montagnard qui avait la plus petite prétention à être un duinhé-wassel l’honneur insigne de s’asseoir à sa table ; mais en même temps il avait soin que ses jeunes parents ne prissent aucun goût pour les friandises étrangères. Sa seigneurie était toujours prête à présenter quelque excuse favorable pour que les vins et les eaux-de-vie de France, qu’ils supposaient propres à diminuer les habitudes guerrières de ses cousins, ne circulassent point sur la table au-delà d’un point déterminé.a. m.
  4. Main, certaine étendue de terre qui entoure un manoir. a. m.
  5. C’est-à-dire Mac Murrough des chants. a. m.
  6. Allusion à l’ours du baron de Brawardine.