Waverley/Chapitre XII

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 127-133).


CHAPITRE XII.

REPENTIR ET RÉCONCILIATION.


Waverley ne buvait habituellement du vin qu’avec beaucoup de modération, c’est pourquoi il dormit profondément, ne s’éveilla que fort tard le lendemain matin, et se rappela alors avec un sentiment de peine les événements de la veille. Il avait reçu un outrage personnel, lui gentilhomme, lui militaire, lui Waverley ! mais il pensait que la personne qui l’avait insulté n’avait pas dans ces moments la légère dose de bon sens que la nature lui avait accordée ; qu’en demandant réparation il violait les lois divines et les lois de son pays ; qu’il pouvait ôter la vie à un jeune homme qui s’acquittait peut-être honorablement des devoirs de la société, et porter par là la douleur dans le sein d’une famille ; qu’il pouvait lui-même être tué, et, quelque brave qu’on soit, cette alternative pesée froidement et en particulier ne peut être que très-désagréable.

Toutes ces pensées se pressaient dans son esprit ; mais la première revenait continuellement l’agiter avec la même puissance ; il avait reçu une insulte personnelle, il était de la maison de Waverley, il était capitaine : il n’y avait aucune alternative. Il descendit dans la salle du déjeuner avec l’intention de prendre congé de la famille, et d’écrire à un de ses camarades de venir le joindre à une auberge à moitié chemin de Tully-Veolan et de leur ville de garnison, afin qu’il le chargeât pour le laird de Balmawhapple du message que les circonstances semblaient réclamer. Il trouva miss Bradwardine s’occupant de la préparation du thé et du café, et la table servie ; on y voyait du pain chaud de farine de froment et d’orge, auquel on avait donné la forme de gâteaux, de biscuits et autres choses de ce genre ; et des œufs, du jambon de venaison, du mouton, du bœuf, du saumon fumé, de la marmelade, et toutes les friandises qui forcèrent Johnson lui-même à mettre les déjeuners d’Écosse au-dessus de ceux des autres pays. Un plat de gruau bouilli, et un pot d’argent qui contenait un égal mélange de crème et de lait de beurre, étaient placés devant le siège du baron : tout cela faisait son repas du matin ; mais Rose dit qu’il était sorti de très-bonne heure, après avoir donné ordre de ne point éveiller son hôte.

Waverley, presque sans rien dire, s’assit avec un air de préoccupation qui n’était pas fait pour donner à miss Bradwardine une opinion favorable de son talent pour la conversation. Il répondit au hasard à deux ou trois réflexions qu’elle fit sur des sujets sans intérêt, de sorte que se sentant honteuse des inutiles efforts qu’elle faisait pour animer la conversation, et s’étonnant qu’il n’y eût pas plus d’usage du monde sous un habit rouge, elle l’abandonna à ses rêveries et le laissa maudire en lui-même la grande-ourse, constellation favorite du docteur Doubleit, comme la cause des malheurs qui déjà étaient arrivés et de ceux qu’elle pouvait amener. Mais soudain Waverley tressaillit, et le rouge lui monta au visage lorsqu’il vit à travers la croisée le baron et le jeune Balmawhapple bras dessus bras dessous, et en grande conversation. « M. Falconer a-t-il passé la nuit ici ? » demanda-t-il aussitôt à miss Rose, qui, un peu choquée de la brusquerie de la première question que lui adressait l’étranger, lui répondit sèchement que non, et le silence recommença.

Bientôt M. Saunderson entra, et dit au capitaine Waverley que son maître désirait lui parler dans un autre appartement. Édouard s’y rendit aussitôt, avec un violent battement de cœur, qu’on ne pouvait certainement pas attribuer à la peur, mais à un sentiment d’incertitude sur ce qui allait se passer ; il trouva les deux gentilshommes debout ; le baron avait un air de dignité et de satisfaction, tandis que le visage fier de Balmawhapple était pâle de chagrin ou de honte et peut-être des deux sentiments. Bradwardine lui prit le bras, de manière qu’ils paraissaient marcher ensemble, quand réellement il le conduisait ; s’avançant à la rencontre de Waverley, et s’arrêtant au milieu de l’appartement, il débita avec solennité le discours suivant :

« Capitaine Waverley, mon jeune et estimable ami, M. Falconer de Balmawhapple, voulant bien s’en remettre à mon âge et à mon expérience ; voulant bien me regarder comme un bon juge en tout ce qui regarde duels ou monomachies, me charge d’être son interprète et de vous exprimer le regret qu’il ressent en se rappelant certains mots qui lui sont échappés dans notre réunion d’hier soir, et qui n’ont pu manquer de vous blesser, vous qui servez sous le nouveau gouvernement. Il vous prie, monsieur, de mettre en oubli cette atteinte aux lois de la politesse, qu’il désavoue de sang-froid, et d’accepter la main qu’il vous offre en signe d’amitié. Je dois ajouter qu’il n’y a rien moins que la conviction d’être dans son tort (comme me disait une fois, en pareille occasion, un brave chevalier français, M. Lebretailleur), et l’appréciation de votre mérite personnel, qui aient pu le déterminer à de telles concessions ; car lui et ses parents sont et ont toujours été macortia pectora, tribu ou famille courageuse et guerrière, comme dit Buchanan. »

Édouard, avec une politesse naturelle, s’empressa de prendre la main que Balmawhapple, ou plutôt le baron, lui présentait en sa qualité de médiateur. « Il m’est impossible, dit-il, de ne pas oublier ce qu’un gentilhomme voudrait ne pas avoir dit ; et je ne veux attribuer ses paroles qu’à la grande quantité des liquides qui ont été pris dans la joyeuse soirée d’hier. »

« Vous parlez à merveille, répondit le baron ; car, sans aucun doute, si un homme s’est trouvé ebrius, pris de vin, ce qui peut arriver dans certains jours de fête, de solennité, à un homme d’honneur ; et si ce même homme à jeun désavoue ce qu’il a dit dans cet état, on doit dire vinum locutum est, les paroles ne sont plus les siennes. Je ne pense pas toutefois que cette disculpation soit applicable à celui qui est ebriosus, ivrogne d’habitude ; parce que, s’il passe la plus grande partie de son temps dans une espèce d’aliénation, il ne doit pas être pour cela exempt des obligations imposées par le code de la politesse, et doit apprendre à se conduire paisiblement et honnêtement lorsqu’il se trouve sous le stimulus du vin. Mais allons déjeuner, et qu’il ne soit plus question de cette affaire. »

Je dois faire l’aveu qu’Édouard, quelle que soit la conséquence que l’on puisse en tirer, après une explication aussi satisfaisante, fit beaucoup plus d’honneur aux mets friands préparés par miss Bradwardine, que son début ne l’avait promis. Balmawhapple, au contraire, semblait embarrassé et honteux ; et Waverley s’aperçut alors pour la première fois qu’il avait le bras en écharpe, ce qui expliquait fort naturellement la manière gênée dont il lui avait présenté la main. Il répondit à une question de miss Bradwardine à ce sujet, que son cheval était tombé ; et, impatient d’échapper à une situation pénible, il se leva dès que le déjeuner fut fini, prit congé de la société, refusa la pressante invitation du baron, qui voulait qu’il ne partît qu’après le dîner, monta à cheval et retourna chez lui.

Waverley annonça ensuite son intention de quitter après le dîner Tully-Veolan d’assez bonne heure pour pouvoir gagner la poste, où il voulait aller coucher ; mais il n’eut pas le courage d’insister en voyant le chagrin vrai et profond que cette résolution causait au brave et vieux gentilhomme. Le baron n’eut pas plus tôt fait consentir Waverley à rester encore quelques jours, qu’il s’occupa d’éloigner tous les motifs qui avaient pu le déterminer à le quitter comme il le voulait d’abord. « Je ne voudrais pas que vous pussiez penser, capitaine Waverley, que je prêche l’intempérance de paroles et d’exemple, parce que, dans notre joyeuse soirée d’hier, quelques-uns de mes amis étaient, sinon complètement ivres, ebrii[1], du moins un peu gais, ebrioli, qualifications que les anciens donnaient à ceux qui n’avaient plus leur raison, ou à ceux qui, comme le dit en anglais la phrase métaphorique et vulgaire, sont presque en pleine mer. Ne croyez pas, capitaine Waverley, qu’il soit question de vous, qui, en jeune homme prudent, avez plusieurs fois évité de boire ; ni de moi, qui, m’étant trouvé à la table de plusieurs grands généraux et maréchaux, ai su toujours, dans ces banquets solennels, porter mon vin avec réserve, et qui, hier soir, comme vous l’avez sans doute remarqué, n’ai point dépassé les bornes d’une honnête hilarité. »

On ne pouvait rien répondre à une décision aussi positivement établie par celui qui était indubitablement le juge le plus intéressé dans cette cause, quoique Édouard eût certainement, d’après ses propres observations, l’opinion que le baron était non seulement ebriolus, mais même près de devenir ebrius, ou, en bon anglais, qu’il était incomparablement le plus ivre de la compagnie, en exceptant peut-être son antagoniste le laird de Balmawhapple.

Toutefois, ayant reçu sur sa sobriété le compliment attendu ou plutôt demandé, le baron continua : « Non, monsieur ; quoique je sois d’une forte constitution, j’ai en horreur l’ivrognerie, et je désapprouve ceux qui n’avaient le vin que gulœ causâ[2], pour la satisfaction du palais. Néanmoins je ne suis nullement de l’avis de la loi de Pittacus de Mitylène, qui infligeait un double châtiment au crime commis sous l’influence du Liber Pater ; et je n’admets pas entièrement les reproches que Pline le jeune adresse aux buveurs dans le quatorzième livre de son Historia naturalis. Non monsieur, je sais faire des distinctions, et j’approuve le vin qui, sans déranger le cerveau, épanouit la physionomie, recepto amico, comme dit Flaccus. »

Ainsi se termina l’apologie que le baron de Bradwardine avait cru devoir faire de la surabondance de son repas. Il est facile de concevoir qu’Édouard se garda bien de l’interrompre par un avis différent ou par le moindre doute.

La baron invita son hôte à faire, dans la matinée, une course à cheval, et ordonna à Davie Gellatley d’aller les attendre au Dern Path[3] avec Ban et Buscar. « Avant la saison de la chasse, je voudrais, dit-il, vous donner une idée de la manière dont nous chassons en Écosse, et nous pourrons, si Dieu le veut, rencontrer un chevreuil. Le chevreuil, capitaine Waverley, peut se chassera toutes les époques de l’année, parce qu’il n’a point d’époque pour être ce que nous appelons pride of grease[4] ; c’est ce qui fait que sa venaison ne vaut jamais celle du daim rouge ou du daim fauve. Mais cela nous servira à vous montrer comment courent mes chiens, que j’envoie devant avec Davie Gellatley[5]. »

Waverley parut étonné que l’on confiât une semblable fonction à l’ami Davie, et le baron lui donna à entendre que ce pauvre innocent n’était ni aliéné, ni naturaliter idiota, comme on dit en termes de procédure, mais que c’était simplement un cerveau fêlé, qui remplissait très-bien les commissions qui ne contrariaient pas ses goûts et qui pouvaient le dispenser d’en remplir d’autres. « Il nous a fait prendre intérêt à lui, continua le baron, en sauvant les jours de Rose au péril des siens. Et depuis ce moment, le coquin mange notre pain, vide notre coupe, et fait ce qu’il peut ou ce qu’il veut ; ce qui est pour lui absolument la même chose, si l’on s’en rapporte à Saunderson et au bailli. »

Miss Brawardine dit alors à Waverley que le pauvre innocent était passionné pour la musique, qu’un chant mélancolique l’affectait profondément, et que des airs vifs et gais le jetaient dans des accès d’une gaieté extravagante ; que sa mémoire, sous ce rapport, était prodigieuse et meublée de fragments de couplets et d’airs de tout genre, dont, il se servait quelquefois avec beaucoup d’adresse pour faire une remontrance, donner une explication, ou se moquer de quelqu’un ; que Davie était très-attaché au peu de personnes qui lui témoignaient de la bienveillance, mais qu’il gardait aussi rancune d’une injure ou d’un mauvais procédé, et qu’il saisissait habilement l’occasion offerte d’en tirer vengeance ; que les gens du peuple, juges aussi rigoureux les uns des autres qu’ils le sont de ceux qui sont au-dessus d’eux, avaient montré beaucoup de compassion pour le pauvre innocent, tant qu’on le vit errer en haillons dans le village ; mais que depuis qu’il était vêtu proprement, qu’il ne manquait de rien, et qu’il avait même une espèce de charge de favori, ils avaient rappelé toutes les preuves de malice et de finesse qu’il avait données, tant en actions qu’en paroles, et en avaient charitablement tiré la conséquence que Davie Gellatley était tout juste assez fou pour s’exempter de tout travail ; que leur opinion n’était pas mieux fondée que celle des nègres, qui, d’après les tours adroits et malins des singes, supposent qu’ils ont le don de la parole, et qu’ils n’en font point usage dans la crainte qu’on ne les fasse travailler ; que Davie Gellatley était véritablement ce qu’il paraissait être, un innocent, un cerveau un peu dérangé, un être incapable d’une occupation constante et réglée ; qu’il avait assez de jugement pour n’être point accusé de folie ; assez d’esprit pour n’être point accusé d’idiotisme ; qu’il était doué de quelque adresse pour la chasse (où d’aussi grands fous avaient excellé), et qu’il avait, en un mot, beaucoup de soin des animaux qui lui étaient confiés, un bon cœur, une mémoire extraordinaire et l’oreille musicale.

On entendit alors le pas des chevaux dans la cour, et la voix de Davie qui chantait en s’adressant aux deux grands lévriers :


« Allons-nous-en sur la colline,
Où le taillis est toujours vert,
Où la fontaine cristalline
S’ombrage du plus frais couvert,
Où la fougère est abondante,
Où la rosée est scintillante.
Où le coq de bruyère encore
En boit le liquide trésor.
Où la Sylphide, plus contente,
Sur le gazon a récemment
Dansé non moins légèrement
Que zéphire à l’aile inconstante.
Allons au lieux que rarement
Le pas du voyageur fréquente ;
Lieux solitaires, doux et frais,
Séjour du calme et de la paix.

Et dont les verdoyants attraits
Sauront couronner notre attente. »


Ces vers, miss Bradwardine, appartiennent-ils à l’ancienne poésie d’Écosse ? » demanda Waverley.

« Je ne pense pas, répondit-elle ; cette pauvre créature avait un frère, et le ciel, pour dédommager sans doute la famille de l’infirmité de Davie, lui avait départi un talent très-extraordinaire, au dire des gens du village. Un oncle le fit élever pour l’église d’Écosse, mais il ne put obtenir d’être ministre, parce qu’il sortait de nos domaines. Il revint du collège sans espoir et le cœur brisé, et tomba en langueur ; mon père en prit soin jusqu’à sa mort, qui arriva lorsqu’il n’avait pas encore atteint sa dix-neuvième année ; il jouait de la flûte d’une manière remarquable, et on lui accordait les plus heureuses dispositions pour la poésie ; il aimait et plaignait son frère, qui le suivait comme son ombre, et nous pensons que c’est de lui que viennent ces chansons et ces airs qui ne ressemblent en rien aux chansons et aux airs de notre pays. Si on lui demande qui lui a appris ces fragments que vous venez d’entendre, ou d’autres semblables, il ne répond que par de longs et bruyants éclats de rire, ou par des sanglots et des larmes ; il n’a jamais donné d’autre explication, et jamais on ne lui a entendu prononcer le nom de son frère depuis sa mort. »

« Probablement, répondit Édouard, intéressé vivement par cette histoire un peu romanesque ; probablement on pourrait en savoir davantage en l’interrogeant avec un soin particulier. »

« Peut-être bien, dit Rose ; mais mon père n’a jamais voulu permettre à personne de le questionner à cet égard. »

Pendant qu’ils causaient ainsi, le baron, à l’aide de M. Saunderson, avait mis une paire de grosses bottes ; il invita alors notre héros à le suivre, et il descendit le large escalier du perron, en frappant du pied, en donnant sur la grossière balustrade des coups du manche de son fouet de cheval, et fredonnant avec l’air d’un chasseur de Louis XIV ces vers :


Pour la chasse ordonnée
Il faut préparer tout.
Holà ! vite, debout !
Et commençons bien la journée.


  1. D’ebrius, ivre ; comme ebrioli vient d’ebriotus, à demi ivre ou entre deux vins. a. m.
  2. Par raison de gourmandise. a. m.
  3. Sentier solitaire. a. m.
  4. Orgueil de graisse. a. m.
  5. Les adeptes en cuisine diffèrent du baron de Bradwardine, observe l’auteur, et regardent la viande de chevreuil comme une nourriture sèche et peu à rechercher, à moins qu’elle ne soit servie en soupe et en tranches écossaises. a. m.