Walker au Nicaragua


WALKER
AU NICARAGUA


Le Nouveau-Monde a ses héros comme l’ancien. Des deux côtés de l’Atlantique, on se tue glorieusement, mais avec des résultats bien différens. Pendant que quatre ou cinq cent mille hommes se disputaient en Crimée les ruines d’une ville écrasée sous les bombes, cinq cents Américains des États-Unis, sous la conduite de Walker, s’emparaient du Nicaragua, c’est-à-dire d’un pays qui est presque aussi vaste que l’Angleterre et le pays de Galles, et qui sera dans quelques années le centre des communications de la Chine, des îles de la Sonde, de Java, de Bornéo, des îles Sandwwich et de l’Australie avec les États-Unis, le Mexique, la Nouvelle-Grenade, le Brésil et l’Europe. Mais qui se souciait en France, en Allemagne, en Italie, en Russie, de Walker et du Nicaragua ? L’Angleterre seule s’en émut. Dès qu’une nation voisine ou éloignée s’agrandit de quelque côté que ce soit, elle est sûre d’attirer l’attention inquiète du gouvernement anglais. Aucune nation ne parle plus souvent et plus haut de sa philanthropie et de sa tendresse pour tous les autres peuples, et cependant aucune nation peut-être ne rencontre moins de sympathies dans le monde entier. D’où vient ce désaccord apparent ? d’où vient que tant d’ingratitude récompense tant de dévouement ? C’est qu’au milieu de ses protestations libérales, on sent toujours chez la race anglo-saxonne un fonds d’égoïsme et d’avidité qui est un de ses caractères, et qui l’entraîne à exercer une surveillance jalouse d’un bout à l’autre du monde.

Selon les journaux anglais, Walker est un brigand digne de la potence ; ses soldats sont des assassins et des bandits, et les banquiers qui font les frais de l’entreprise, des spéculateurs avides qui trafiquent du sang et de la liberté des peuples. Il y a bien, il faut l’avouer, quelque chose de vrai dans ce portrait peu flatté ; mais la jalousie nationale en a tracé les principaux traits. On verra bientôt ce qu’il en faut croire. D’un autre côté, suivant les journaux de New-York, du Kentucky et de la Louisiane, Walker est un héros, martyr de son enthousiasme pour la liberté. Ses amis, l’élite des honnêtes gens du Nouveau-Monde, n’ont en vue que le bonheur des hommes et la prospérité de l’Amérique centrale. Ils se partagent, dit-on, les meilleures terres du Nicaragua et le contenu des caisses publiques ; mais ne faut-il pas que le prêtre vive de l’autel ? Enfin c’est à leurs efforts qu’on devra le percement si désiré de cet isthme qui est le seul obstacle au commerce de quatre continens et aux progrès de la civilisation.

Parmi ces assertions contradictoires et affirmées de chaque côté avec une chaleur égale, il est assez difficile de se décider. Jusqu’ici cependant, dans l’opinion de l’Europe, les Anglais ont l’avantage ; mais cet avantage vient principalement de ce qu’ils ont seuls la parole dans le débat. Très peu de gens en Europe lisent les journaux américains. Ceux qui les lisent sont prévenus contre la presse yankee par les habitudes d’exagération et de criaillerie communes à toutes les républiques démocratiques, et ne réfléchissent pas que, pour mentir avec des formes plus polies et plus sociables, on ne ment pas avec moins d’impudence dans les monarchies. Aussi voit-on s’établir sans contradiction l’opinion que les Yankees sont une race de gens sans aveu ni scrupule, qui ne connaissent d’autre droit que la force et d’autre loi que leur bon plaisir. Pour nous, qui malheureusement sommes trop désintéressés dans la querelle, nous pouvons, sans flatter personne, suivre les traces de la vérité parmi ces témoignages divergens. À cette distance, l’histoire est impartiale. L’espace a, comme le temps, la propriété de mettre les objets à leur vrai point de vue. Il importe peu à l’Europe que le canal qui doit percer l’Amérique centrale et servir à la communication des deux Océans appartienne à l’Angleterre ou aux États-Unis, si l’usage de ce canal devient un monopole aux mains de ceux qui l’auront construit. Le Nicaragua ne doit être ni une colonie anglaise ni une colonie américaine, mais une grande route ouverte à tous les peuples. Quiconque veut confisquer à son profit exclusif une entreprise qui est la propriété du genre humain est l’ennemi de toutes les nations.

Ce n’est pas ici le lieu de donner une description détaillée de l’Amérique centrale. Ce pays, autrefois si peu connu, est devenu, grâce à Walker et aux documens diplomatiques des Anglais et des Américains, aussi célèbre en Europe que la Crimée après la bataille de l’Aima. Cependant, pour bien montrer l’importance de la position dont Walker s’est emparé, il est nécessaire de rappeler en quelques mots la géographie de la contrée.

Au sud du Mexique, au nord de la Nouvelle-Grenade, joignant les Andes du Mexique à celles de l’Amérique méridionale, s’étend un plateau élevé dont les deux extrémités plongent, l’une à l’ouest dans l’Océan-Pacifique, l’autre à l’est dans la mer des Antilles. Les hautes montagnes qui supportent ce plateau, et qui défendent l’isthme contre le choc de deux océans, s’avancent d’abord en une seule masse des Andes de Panama jusqu’au lac de Nicaragua, où elles s’abaissent pour se relever brusquement au nord du lac, et de leurs ramifications couvrir les états de Nicaragua, de Honduras et de San-Salvador. Entre ces chaînes qui se prolongent au nord-est dans le Yucatan, un grand nombre de rivières peu importantes, mais profondes, et dont le cours est embarrassé par des rapides, arrosent des vallées d’une fertilité extraordinaire. On y trouve en abondance tous les produits des tropiques, le café, le cacao, le sucre, le rocou, l’ananas. Sur les hauteurs, le climat est tempéré et salubre. A 150 pieds environ au-dessus de l’Océan-Pacifique est le grand lac de Nicaragua, qui communique d’un côté avec le lac de Managua, de l’autre avec la mer des Antilles par le Rio-San-Juan, qui est la rivière la plus importante de l’Amérique centrale. Ce pays, doit la superficie est de 16,000 lieues carrées, formait autrefois la confédération du Guatemala, qui se divise aujourd’hui en cinq états indépendans : Guatemala, Honduras, Nicaragua, San-Salvador, Costa-Rica. La côte du Honduras est occupée par une peuplade moitié indienne, moitié noire, les Mosquitos, dont le roi est le vassal et le protégé des Anglais.

Ainsi placés au centre des deux Amériques, au point où doit se faire le canal de jonction des deux mers, il semble que les divers états de l’ancienne confédération guatémalienne, et en particulier le Nicaragua, devraient être les plus riches, les plus prospères et les plus heureuses contrées de la terre. Malheureusement ces républiques ressemblent à toutes celles qui sont sorties des débris de l’ancienne monarchie espagnole : l’anarchie est permanente. Oubliant que l’union la plus étroite, l’industrie, le travail, pouvaient seuls les maintenir contre les attaquas de l’Angleterre et des États-Unis elles se sont fait la guerre entre elles, il ne faut pas s’en étonner. Quelle union pouvait-on attendre de ce mélange de trois races qui se détestent réciproquement? L’Indien caraïbe méprise le nègre, qui le hait, et tous deux haïssent le créole, qui les méprise. Ces trois races n’ont rien de commun qu’une sainte horreur du travail. Les soldats pillent; les moines, qui possèdent déjà la moitié des terres, mendient le produit de l’autre moitié, et donnent par là l’exemple au reste de la population, qui mendie à son tour, alléguant pieusement Jésus-Christ et les saints apôtres.

En ce pays-là, dès qu’un homme sait monter à cheval, son éducation militaire est faite. S’il joint à ce talent quelques piastres et l’art de les dépenser à propos, cinquante ou soixante brigands se réunissent, le prennent pour chef, s’intitulent libéraux, fédéralistes ou unitaires, suivant le lieu et les circonstances, annoncent le projet de délivrer la patrie opprimée, et font un pronunciamiento. Le lendemain, leur chef est dictateur, ou empereur, ou président de république, Rosas, Iturbide, ou Santa-Anna. La patrie est sauvée pendant plus de six mois, jusqu’à ce qu’un autre chef non moins désintéressé, non moins glorieux, non moins invincible, se soulève à son tour et fasse fusiller le premier. Quelquefois celui-ci prend les devans, et s’enfuit en Angleterre ou aux États-Unis avec le fruit de ses économies.

Au milieu du désordre universel, les Yankees s’emparent du commerce, de l’industrie, de la culture des terres ; ils échappent seuls, grâce à la protection de leur gouvernement, aux désastres qui naissent des révolutions continuelles. Puis bientôt, devenus assez nombreux pour dominer leur nouvelle patrie, ils font ouvertement appel à la force, intimident les malheureux Guatémaliens, pèsent sur les élections, se couvrent du nom de quelque chef indigène dont la trahison leur ouvre partout un accès, deviennent maîtres du pouvoir, du trésor, des terres publiques, se partagent ces dépouilles, et menacent de porter à l’isthme de Panama la frontière des États-Unis. Telle est en peu de mots l’histoire de Walker.

On pourrait ici se demander si le droit des gens a beaucoup gagné au progrès de la démocratie dans les deux mondes, et si un peuple entier n’est pas aussi facile à entraîner qu’un seul homme dans la voie de l’injustice et de l’usurpation. Un roi du moins, si absolu qu’il soit, est responsable des actes de son gouvernement, et même plus il est absolu, plus il est responsable ; mais une multitude est toujours irresponsable. Quel compte peut-on demander à vingt-trois millions d’hommes ? Quel que soit son vote, un citoyen répondra toujours : Ce n’est pas mon vingt-trois millionième de volonté nationale qui a décidé la question. Pourquoi vous en prendre à moi plutôt qu’à mon voisin ? Cette remarque n’est pas, tant s’en faut, une critique de la démocratie, qui est aujourd’hui la forme nécessaire de la plupart des sociétés civilisées, et qu’on ne peut éviter de subir, même quand on ne l’aime pas ; mais jusqu’à ce que l’opinion publique de toutes les nations juge les peuples prévaricateurs et soit assez forte pour faire respecter ses arrêts, on doit avouer que la paix du monde, quelle que soit d’ailleurs la puissance des intérêts et des idées philosophiques, court grand risque d’être aveuglément compromise par des masses ignorantes et brutales.

L’entreprise de Walker n’est pas la première de ce genre[1]. Sans remonter jusqu’à Hernan Cortez, qui fit avec un millier d’hommes la conquête du Mexique, l’histoire des anciennes colonies espagnoles nous montre, en plusieurs rencontres, le sort d’un pays presque aussi vaste que l’empire romain décidé en une heure par une bande d’aventuriers. En 1839, un chef des Mosquitos vendit à deux citoyens des États-Unis, MM. Peter et Samuel Shepherd, ses créanciers, un territoire de 22, 500, 000 acres (environ 8 millions d’hectares). Les concessionnaires fondèrent une compagnie pour la colonisation de l’Amérique centrale, dont le directeur, M. Benjamin Mooney, réside à New-York. Le centre des opérations de cette compagnie est à Greytown, à l’embouchure du Rio-San-Juan, C’est des concessions du chef mosquito à MM. Shepherd que datent les invasions des États-Unis dans l’Amérique centrale. « Tant pis pour le roi des Mosquitos s’il a fait une concession ! dit à ce sujet un historien américain. Assurément la reine de la Grande-Bretagne, qui le traite comme son frère en royauté, ne peut pas se plaindre de la manière dont il a usé de ses droits. » Tant pis pour les faibles ! chapitre premier de l’histoire universelle, comme dit Figaro.

De leur côté, les Anglais poursuivaient lentement leurs projets de conquête. Depuis deux siècles, ils avaient rais le pied sur le continent sous prétexte de protéger contre l’Espagne une tribu de sauvages moitié nègres, moitié Caraïbes, les Mosquitos, dont le chef reçoit une pension du gouvernement anglais en échange des occasions qu’il fournit à l’Angleterre de se mêler des querelles de l’Amérique centrale. Vers 1783, ces relations, qui existaient de fait depuis longtemps, furent réglées par un traité qui permit aux Anglais de fonder à Belize, dans le Honduras et le Yucatan, des établissemens pour l’exploitation de l’acajou et des bois de teinture. Ces établissemens, simples comptoirs de marchands, n’avaient que peu d’importance, lorsqu’en 1848 la conquête de la Californie par les Américains du Nord et la découverte des mines d’or attirèrent en quelques mois plus de trois cent mille aventuriers, venus de tous les pays du monde. C’est alors qu’on songea sérieusement à s’ouvrir, soit par un chemin de fer, soit par un canal, une route vers les îles Sandwich et la Californie. Au mois de février 1849, le Tunes appela l’attention des capitalistes sur les avantages d’une route qui traverserait le Nicaragua. Il ajoutait que les États-Unis, abandonnés à leurs propres forces, ne pouvaient accomplir une pareille entreprise. Pendant que ce journal et plusieurs autres approfondissaient la question dans des discussions stériles, mais savamment raisonnées, on apprit que les Américains négociaient avec le Nicaragua. Sur-le-champ on s’écria qu’ils allaient démembrer à leur profit l’Amérique centrale, et le ministère anglais, pour empêcher l’établissement de cette route, eut recours à son expédient ordinaire, qui était de protéger le roi des Mosquitos.

Une compagnie s’étant formée à New-York en 1850 pour la construction du canal, ses chefs, MM. Vanderbilt et White, offrirent aux Anglais d’entreprendre de moitié avec eux ce grand ouvrage et de faire par portions égales le partage des risques et des bénéfices. Cette offre équitable et politique n’eut aucun succès, les Anglais ne voulant pas concourir à une entreprise qui devait surtout profiter à leurs rivaux. Sans s’inquiéter des obstacles que le gouvernement anglais multipliait secrètement autour d’eux, ni de la compassion perfide avec laquelle les journaux anglais inventaient ou exagéraient les dangers du voyage à travers le Nicaragua. Vanderbilt et ses associés firent un traité avantageux avec l’état de Nicaragua, et par leurs efforts réduisirent de dix jours la traversée de New-York à San-Francisco. Aujourd’hui ce voyage ne dure que dix-neuf jours. Deux routes principales se font concurrence pour le transport des marchandises et des passagers qui vont en Californie : c’est le chemin de fer de Panama et la route du Nicaragua. On peut juger de l’importance de ces deux routes par celle du transit. En 1855, sur 42 millions de dollars envoyés de Californie à New-York, 29 millions ont pris la route de Panama, et 13 millions celle du Rio-San-Juan.

Jusqu’ici, il n’y a rien que de pacifique et de légal dans les entreprises des Américains : il faut même avouer qu’ils ont été utiles au monde entier aussi bien qu’à eux-mêmes, en frayant une route au commerce à travers ces fertiles solitudes, et l’influence qu’ils avaient acquise dans l’Amérique centrale n’était que la récompense légitime de leurs efforts; mais la violence devait bientôt détruire ou peut-être compléter l’œuvre de l’industrie. Cependant les premiers torts ne sont pas de leur côté. On a beaucoup parlé dans ces dernières années des usurpations des États-Unis. Cette accusation, souvent très fondée, peut être rejetée par eux sur l’Angleterre, qui les accuse . Le gouvernement anglais, qui avait vu avec jalousie l’annexion du Texas et des Californies, mais qui redoute par-dessus tout une guerre avec les États-Unis, craignit de les voir s’emparer de cette position si importante, où, suivant toute probabilité, sera construit le fameux canal qui doit séparer les deux Amériques et joindre les deux mers. En dépit du traité Clayton-Bulwer, conclu en 1850, qui défend aux deux peuples tout agrandissement dans l’Amérique centrale, il réunit par un décret, le 17 juillet 1852, les îles de Ruatan, Bonaca, Utila, Barbarette, Helena et Morale, sous le nom de colonie de la Baie des Iles. En même temps il arracha par force et par surprise au Nicaragua la ville de San-Juan, qui, située à l’embouchure du fleuve de ce nom, dans la mer des Caraïbes, commande l’entrée du futur canal, et donna cette ville au roi des Mosquitos, qui, sous les ordres du gouverneur anglais, possède la côte du Honduras. Cette ville prit alors le nom de Grey-Town. Depuis, le colonel Kinney l’a reconquise et rendue au Nicaragua.

Cet acte d’agression contre un petit état incapable de se défendre, et que sa faiblesse même aurait dû protéger, irrita profondément le sentiment national aux États-Unis. On s’écria de toutes parts que la politique du gouvernement anglais était une politique de rapine et de pillage, que l’attaque d’un peuple si faible, en pleine paix, était à la fois une lâcheté et une trahison, que le prétexte dont l’Angleterre couvrait cette attaque, c’est-à-dire les réclamations du roi mosquito, était un mensonge. C’est ainsi qu’elle avait gardé Malte malgré les stipulations du traité d’Amiens, qu’elle protégeait de vive force les Iles-Ioniennes, qu’on avait pris et gardé la colonie du Cap malgré le désir bien connu des habitans, qu’elle avait attaqué l’Afghanistan pour empêcher les Russes de mettre le pied en Perse, qu’elle avait occupé Hong-Kong pour empoisonner de force les Chinois avec de l’opium, qu’elle avait conquis le Scinde, le royaume d’Assam, le Pendjab, le Birman, l’Inde entière ; qu’elle s’était emparée d’Aden sous prétexte d’en faire une station de charbon, en réalité pour fermer aux autres peuples l’entrée de la Mer-Rouge. On rappela l’histoire de dom Pacifico et de la marine grecque, ruinée pour les réclamations d’un Juif ; on annonça que l’Angleterre voulait ou empêcher la construction du canal, ou s’en réserver le monopole en construisant une forteresse à l’entrée du fleuve San-Juan. On conclut, avec la logique des gens intéressés et passionnés, qu’il ne fallait pas laisser à un état aussi faible que le Nicaragua le soin de se défendre, que la question intéressant toutes les nations, chacune d’elles avait le droit d’intervenir, que c’était un cas de force majeure, où il fallait s’élever au-dessus de la justice ordinaire et légale pour arriver à la justice vraie et équitable, et que s’il devait y avoir usurpation, il valait mieux pour les Nicaraguans devenir un des états de l’Union américaine qu’une colonie anglaise. De là les projets d’invasion de Walker et de Kinney. Chez ce peuple aventureux et sans scrupule, de la parole à l’action il n’y a qu’un pas. On trouve toujours des gens prêts à exécuter ce que d’autres ont projeté. Juste ou injuste, peu importe, pourvu que leur intérêt ou celui de leur patrie y trouve son compte. C’est le patriotisme antique de Rome et de Sparte, un peu adouci par les mœurs modernes. Dès qu’on vit quelque utilité à s’emparer du Nicaragua, le sort de ce malheureux pays fut décidé. Il ne subsistait plus que par un prodige d’équilibre, c’est-à-dire par la crainte réciproque qu’avaient l’une de l’autre deux nations rivales. Tant que cette crainte était égale des deux côtés, la paix pouvait se maintenir; mais un incident imprévu et étranger à la question hâta le dénoûment. Je veux parler de la guerre d’Orient.

On sait la part que l’Angleterre a prise à cette guerre. Il est inutile de rappeler que l’armée anglaise soutint glorieusement, homme par homme, l’honneur du drapeau, et que chaque soldat montra un courage incontestable. Tout le monde s’y attendait; mais ce qui étonna l’Europe et l’Amérique, ce fut le mince résultat de tant d’efforts et de sang répandu. Une mauvaise administration, des chefs plus nobles qu’habiles, plus vieux qu’expérimentés, des misères très grandes à la vérité, mais peut-être exagérées à dessein par les journaux anglais eux-mêmes, diminuèrent singulièrement le prestige de l’Angleterre dans le monde. Tous les faibles s’en réjouirent et virent la main de la Providence dans la destruction de l’armée anglaise. Aux États-Unis, l’impression de ces événemens fut considérable. On y vit la décadence prochaine de l’Angleterre. On racontait, on exagérait même avec une joie maligne les misères trop réelles de cette armée tant vantée. On sympathisait avec les Russes, on exaltait les vertus militaires des Français, le courage heureux des zouaves; on leur attribuait exclusivement la gloire de l’Alma, d’Inkerman, de la prise de Sébastopol. Enfin, de toutes les manières on retourna le poignard dans le cœur de l’orgueilleuse Angleterre. C’est ce moment qu’un parti tout-puissant aux États-Unis crut favorable pour braver impunément le gouvernement anglais et lui enlever sa proie, car l’invasion de Walker n’est pas l’œuvre de quelques aventuriers sans appui dans la nation. Ce n’est pas une fantaisie isolée qui a poussé cet aventurier au Nicaragua; ce n’est pas non plus, comme le brave et malheureux Raousset-Boulbon, un désir romanesque d’aventures et la gloire de fonder un empire. Tout est positif dans l’âme, dans le cœur et dans les calculs d’un Yankee. Walker n’est que l’audacieux et habile instrument des spéculateurs de New-York et de la Nouvelle-Orléans. Ce héros, dont les journaux de la Nouvelle-Orléans, du Kentucky et du Missouri font un si pompeux éloge, n’a rien dans sa vie qui le distingue de dix mille aventuriers moins heureux et moins célèbres. Comme tout le monde aux États-Unis, il a fait vingt métiers différens : avocat, médecin, journaliste, chercheur d’or. Comme tout le monde, il se créa général de sa propre autorité, et se fit une réputation militaire en se proclamant d’avance invincible. Il est fanfaron et menteur comme un Mexicain; il est hardi, avide et sans scrupule comme un Yankee; il a toutes les qualités qui élèvent un homme à l’empire ou à la potence. « Le général Walker, dit un de ses partisans, l’auteur de l’Avenir du Nicaragua, est né au Tennessee. Il a exercé la profession d’avocat. De bonne heure il fit un voyage en Europe et termina son éducation dans une des universités allemandes, où il apprit le français, l’allemand, l’espagnol et l’italien; puis il suivit les cours de l’école de médecine à Paris. Plus tard, il se fit Journaliste à la Nouvelle-Orléans, où son visage pâle et délicat, ses brillans yeux gris, l’expression pensive de sa physionomie, le firent remarquer. »

Lassé de tous les métiers qu’il avait faits successivement, Walker émigra en Californie; il rédigea quelque temps le Herald à San-Francisco, mais bientôt il brisa sa plume de journaliste et se fit homme de loi à Marysville, où il gagna beaucoup d’argent, dit son panégyriste. Jusque-là, ni les journaux qu’il avait rédigés à la Nouvelle-Orléans et à San-Francisco, ni les malades qu’il avait tués ou guéris, ni les procès qu’il avait plaides, ne lui avaient fait grande réputation. On était loin de deviner dans ce praticien obscur le rival de Washington, le conquérant et le libérateur du Nicaragua. L’occasion s’offrit enfin de faire admirer au monde ce grand génie et ce grand caractère.

Les habitans de la province de Sonora (Basse-Californie) prirent les armes contre Santa-Anna, proclamèrent leur indépendance, fondèrent un gouvernement libéral et appelèrent les Californiens à leur secours. Walker accourut des premiers avec quelques centaines d’Américains; mais, soit qu’un revirement subit d’opinion eût ramené les Sonoriens à Santa-Anna, soit qu’ils eussent plus de frayeur du dangereux allié qu’ils avaient appelé que de leur ennemi, Walker fut battu et retourna à San-Francisco. « Il fut honteusement trahi par les Mexicains, dit un de ses amis. Il est certain qu’il éprouva un échec, mais il déploya dans cette expédition une énergie indomptable, une persévérance de volonté, une patience à toute épreuve, qui prouvèrent qu’il possédait toutes les qualités d’un chef d’armée. » Ce début malheureux, qui aurait dû décourager Walker, fit au contraire sa réputation parmi les aventuriers qui d’Europe ou d’Amérique affluent à New-York, à San-Francisco et à la Nouvelle-Orléans. Il y parut bientôt.

Parmi tous les états dont la faiblesse et les trésors peuvent tenter la cupidité, le Nicaragua occupe le premier rang. L’avantage naturel de sa position entre les deux mers, la fertilité du sol, l’ignorance et la paresse de la population, d’ailleurs clairsemée (à peine 300,000 habitans sur un territoire de 5,000 lieues carrées), les guerres civiles pendant lesquelles il est si aisé de pocher en eau trouble et de rejeter sur l’esprit de parti les excès qu’on aurait horreur de commettre en temps de paix, tout devait amener peu à peu les Américains dans le Nicaragua. Le prétexte seul manquait à l’invasion. Un Nicaraguan fut assez aveugle ou assez ennemi de son pays pour le fournir.

Au commencement de 1854, deux candidats, don Francisco Castillon et le général D. Fruto Chamorro, se disputaient la présidence de cette petite république. Castillon était le chef du parti libéral, Chamorro celui du parti aristocratique, que Walker et ses amis, pour justifier leur invasion, ont appelé le parti de la tyrannie, il ne faut pas oublier qu’en général les événemens que nous allons raconter ne sont connus que par les récits de Walker et de ses partisans, ou par les déclamations intéressées des journaux anglais. Les seuls témoignages impartiaux que nous ayons pu recueillir sont ceux de quelques voyageurs français ou allemands qui revenaient de Californie par le Nicaragua. Ces témoignages sont très précieux, mais des voyageurs pressés de revenir à New-York ou en Europe n’ont vu les événemens qu’à moitié, et, bien que désintéressés dans la question, n’ont pu donner chacun qu’une part de vérité. C’est par le contrôle de ces diverses relations que nous pouvons donner un récit à peu près authentique.

Chamorro fut nommé président. « Il haïssait mortellement les Américains et les doctrines républicaines, dit l’auteur de l’Avenir du Nicaragua. Il était l’ennemi irréconciliable des étrangers. » Ce seul mot suffit pour expliquer le mal qu’en disent les Yankees. Que Chamorro fût effrayé des entreprises des États-Unis sur le Texas, le Mexique, les deux Californies, de leurs prétentions depuis longtemps avouées sur le Canada, on ne doit pas s’en étonner. Qu’il fût l’ami de la liberté ou de la tyrannie, peu importe. A coup sûr c’était un bon citoyen. Au reste, il ne faut pas que le nom de libéral nous fasse illusion. Dans l’Amérique espagnole, c’est un mot d’ordre que chaque chef de parti prend lorsqu’il est dans l’opposition, et qu’il laisse à son adversaire dès qu’il arrive au pouvoir. Dans ce pays-là, on se bat pour les hommes et non pour les principes. Quelles que fussent d’ailleurs les opinions politiques de Chamorro, le premier acte du nouveau président fut de bannir son adversaire. Castillon se réfugia avec quelques amis dans l’état de Honduras. On dit, mais cela n’est pas prouvé, que, pendant les élections, ses partisans avaient été éloignés du scrutin par la force. Il est visible que Castillon, suivant l’usage immuable de ces jeunes républiques, devait prendre sa revanche. Quelques lieutenans de Chamorro, ayant obtenu de lui tout ce qu’il pouvait donner, assurèrent que sa tyrannie était devenue odieuse, insupportable, et que le Nicaragua périrait, si Castillon n’était fait président à son tour. Averti de ces dispositions favorables, l’exilé revint au Nicaragua avec trente-six hommes, fut rejoint à Chinandega par six ou sept cents soldats de Chamorro, marcha sur la ville de Léon, s’en empara après un combat, et assiégea Chamorro dans Granada, capitale du Nicaragua.

Ce récit, qui est celui des amis de Walker, me paraît le plus conforme à la vérité. Je passe sous silence les éloges donnés à Castillon, « gentilhomme riche, représentant du parti libéral, homme d’état illustre, élevé en Angleterre, et formé par de longs voyages en Europe et aux États-Unis. » Tout cela peut être vrai, mais l’homme d’état illustre aurait dû se souvenir que le plus grand de tous les crimes est d’introduire dans sa patrie les armées étrangères; il aurait dû prévoir les conséquences inévitables de cette intervention.

Le siège de Granada durait déjà depuis plusieurs mois, et Castillon n’était point encore maître du pays, lorsqu’il reçut la visite d’un habitant de la Nouvelle-Angleterre, M. Byron Cole, ami de Walker et bien connu comme propriétaire de plusieurs journaux à Boston. Castillon, rebuté de la longueur du siège et craignant un revers de fortune, voulut s’assurer un appui, et fit un traité par lequel il autorisait M. Cole à offrir au colonel Walker 52,000 acres de terre (environ 20,000 hectares) pour l’engager à embrasser sa cause. La honte de ce traité ne doit pas retomber sur Castillon seul; il n’était que le chef du gouvernement provisoire. Le traité fut signé par ses ministres et ses complices, Carabajal, Selva, Jarez, Pineda. Ces noms, inconnus en Europe, méritent cependant d’être conservés; l’histoire est le pilori des traîtres. Walker accepta les offres de Castillon avec empressement, et s’embarqua avec sa troupe le 5 mai 1855 dans le port de San-Francisco sur le brick la Vesta. Le 28 juin, il aborda à Tola, sur la côte de l’Océan-Pacifique; le 29, il mit en déroute un parti de cavalerie qui s’enfuit vers Rivas. Le lendemain, il fut battu à son tour près de Rivas avec perte de quarante ou cinquante tués ou blessés. Cette bataille est bien peu de chose sans doute, comparée à celles de l’Europe; mais en ce pays presque désert, quelques centaines d’hommes décident du sort d’un empire. Il eût été facile d’accabler Walker; sans recrues, sans alliés, sans magasins, sa petite troupe aurait dû être détruite. On ne sait quel accident arrêta le vainqueur. Les Nicaraguans ne sachant ou ne voulant pas profiter de leur victoire, Walker s’échappa. Deux mois après, on apprit avec étonnement qu’il avait de nouveau débarqué au Nicaragua. Dans l’intervalle, les deux chefs de parti étaient morts. Cet événement augmentait le danger de Walker, qui n’avait plus de prétexte pour envahir un pays allié des États-Unis. Le général Corral, qui l’avait déjà vaincu à Rivas, entre l’Océan-Pacifique et le lac de Nicaragua, l’attendait encore au même endroit, et couvrait la route de Granada à la tête de quinze cents hommes; mais Walker trouva dans la complicité de la compagnie américaine de transit un secours inattendu.

Walker avait fait un détour pour surprendre Granada. Repoussé du côté de l’Océan-Pacifique, il s’était rembarqué avec sa troupe, avait reçu des renforts de Californie, et, au lieu de commencer l’attaque par Rivas comme la première fois, il fréta les steamers de la compagnie américaine de transit, et le 2 septembre marcha de San-Juan de Nicaragua sur Virgin-Bay. Le 3 octobre, il reçut de nouveaux renforts de Californie; le 13, il arriva devant Granada, qui était hors d’état de résister. L’assaut dura peu de temps. Le colonel Hornsby, lieutenant de Walker, força l’entrée de la ville et arriva le premier sur la grande place. Pendant le combat, quelques coups de fusil furent tirés du haut du beffroi de l’église San-Francisco. Hornsby y courut et mit en liberté, disent les relations américaines, quatre-vingts prisonniers, hommes, femmes et enfans, qui étaient chargés de chaînes.

Ce combat, qui fut si court, décida du sort du Nicaragua. A vrai dire, il n’y avait eu qu’une surprise, mais le gouvernement tout entier se trouvait entre les mains de Walker. Sa position eût été critique, si les Nicaraguans s’étaient réunis au général Corral, qui commandait des forces suffisantes pour repousser l’invasion; mais Corral lui-même se laissa décourager ou séduire. L’envoyé des États Unis à Granada, M. Wheeler, accepta la mission que lui donna Walker de ménager un accommodement entre les deux partis. Pour hâter l’effet de cette démarche, Walker fit fusiller M. Mayorza, l’un des ministres du gouvernement déchu, et menaça de faire subir le même sort à tous les autres, si Corral ne faisait pas sa soumission. Le malheureux Corral, soit pour épargner le sang de ses amis, soit par conviction de sa faiblesse, reconnut le gouvernement nouveau et fut nommé ministre de la guerre. Walker reçut le commandement en chef de l’armée. Dès le 14 octobre, lendemain de sa victoire, on lui avait offert la présidence de la république. Il refusa, sentant qu’il convenait mieux à ses desseins de garder la réalité du pouvoir et de rejeter la responsabilité sur un Nicaraguan. M Patricio Rivas fut nommé président provisoire de la république pour quatorze mois, et, sous son nom, Walker, créé général en chef de l’armée du Nicaragua, exerça l’autorité suprême; mais l’opinion publique ne s’y est pas trompée, et le commandant en chef de l’armée fut toujours seul responsable des actes du nouveau gouvernement.

Le premier soin de Walker, ou, si l’on veut, du président Rivas, fut d’annoncer son succès à toutes les puissances étrangères et particulièrement aux États-Unis, qu’il était si important d’engager et de compromettre dans cette révolution. Le colonel H. Parker French, Américain comme Walker, et son lieutenant, fut chargé d’aller à Washington et d’obtenir du gouvernement fédéral qu’il reconnût Walker et son prête-nom Rivas. Le choix de l’envoyé était malheureux et donne une idée assez nette de la composition de l’armée de Walker. Parker French avait encouru quelques années auparavant, dit-on, une condamnation fâcheuse aux États-Unis. Peut-être M. Franklin Pierce et son ministre, M. Marcy, eussent-ils néanmoins accueilli avec faveur le représentant du Nicaragua, si la révolution leur avait paru assurée et durable, ou s’ils n’avaient craint de s’attirer une querelle sérieuse avec les Anglais. Dans les républiques espagnoles, les changemens à vue sont si fréquens et si peu motivés, qu’on est presque toujours obligé de reconnaître le gouvernement de fait sans rechercher l’origine du nouveau possesseur. Ce serait s’engager dans des questions tout à fait insolubles. Quelle est l’élection régulière qui, dans ces trente dernières années, ait été respectée depuis le cap Horn jusqu’au nord du Mexique? Cependant on ne pouvait feindre d’ignorer que des étrangers s’étaient emparés du Nicaragua par la force. Si M. Marcy avait paru l’oublier, lord Clarendon se serait chargé de le lui rappeler. Le président Pierce, combattu entre son désir d’étendre jusqu’au Rio-San-Juan la domination des États-Unis et la crainte de compromettre prématurément son pays dans une guerre avec l’Angleterre, refusa de recevoir le colonel French.

Mais pendant que le gouvernement officiel refusait de reconnaître Walker, les amis de celui-ci, les banquiers et les spéculateurs de toute sorte qui, à New-York et dans le sud des États-Unis, patronaient son entreprise, s’indignèrent hautement de la pusillanimité de M. Pierce, l’accusèrent de trahison, et firent publiquement appel au courage et au patriotisme de tous les citoyens des États-Unis en faveur de ce héros qui combattait presque seul pour la liberté du Nicaragua et la grandeur de sa patrie. Ceux qui avaient fondé sur cette conquête l’espoir de grandes fortunes, qui, là comme au Texas et en Californie, avaient rêvé d’immenses terrains à défricher, un canal à construire avec la certitude d’énormes bénéfices, le transit des deux mondes à monopoliser, un état à esclaves à incorporer dans l’Union, ceux-là, dans le Kentucky, le Tennessee, l’Alabama, l’Arkansas, le Mississipi, la Louisiane, la Géorgie, les deux Carolines, formaient des meetings, levaient des hommes et de l’argent, agissaient enfin avec l’activité et l’audace d’un gouvernement régulier pour envoyer des renforts à Walker et l’affermir dans sa conquête, ils disaient que des cinq tracés proposés pour le percement de l’Amérique centrale et la communication des deux Océans, celui qui offre le moins de difficultés et le plus d’avantages est le tracé du Nicaragua. Déjà la nature a fait à moitié ce grand travail ; le fleuve San-Juan, malgré les rapides qui gênent sa navigation, ouvre un accès facile jusqu’au lac de Nicaragua ; ce dernier communique directement avec le lac de Managua, qui est lui-même à peu de distance de l’Océan-Pacifique ; l’espace qui sépare les deux lacs du Grand-Océan est un plateau peu élevé, couvert d’arbrisseaux, de mangliers, et plus aisé à percer que la chaîne des Andes qui s’étend sur tout le reste de l’Amérique centrale. Toutes les puissances maritimes (et la marine marchande des États-Unis est supérieure même à celle de l’Angleterre) ont le plus grand intérêt, soit à s’emparer du pays que doit traverser le futur canal, soit à neutraliser d’avance cette grande voie de communication. Si les Anglais veulent se ménager un libre passage vers les mers de l’Australie, les Américains ont à garder la route par laquelle de New-York et de la Nouvelle-Orléans on se rend en Californie. La construction du chemin de fer de Panama et d’Aspinwall-City abrège déjà le voyage, mais cette route n’en est pas moins éloignée de San-Francisco ; il dépend du gouvernement de la Nouvelle-Grenade de l’intercepter à son gré. D’ailleurs le chemin de fer, construit à la hâte et avec une négligence forcée, est très dangereux pour les voyageurs[2]. Il importe donc de se mettre à l’abri des caprices des hommes et de la nature; si pendant longtemps on s’est contenté des transports à dos de mulet dans les montagnes du Nicaragua, de récens travaux ont amélioré la navigation du San-Juan. Aussitôt qu’un gouvernement régulier, ferme et éclairé comme celui de Walker, sera établi sur des bases solides, la nature des choses donnera forcément au Nicaragua le monopole du transit[3]; il faut hâter le moment de cette heureuse transformation; l’entreprise de Walker a rencontré une sympathie universelle au Nicaragua; le clergé catholique lui-même, d’ordinaire hostile aux hérétiques Yankees, a embrassé la cause de Walker avec ardeur. On citait la réponse de celui-ci aux félicitations du grand-vicaire de l’évêché de Léon, que nous allons reproduire en entier, pour donner une idée de son style et de son caractère.

« 29 novembre 1855.

« Mon révérend,

« J’ai eu le plaisir et l’honneur de recevoir aujourd’hui votre lettre du 26 courant. Il m’est très agréable d’apprendre que l’église emploiera son autorité en faveur du gouvernement actuel. Sans l’aide des sentimens religieux et de ceux qui les enseignent, il ne peut y avoir de bon gouvernement, car la crainte de Dieu est le fondement de toute organisation politique et sociale. Les opinions pour lesquelles j’ai combattu dans le Nicaragua sont, j’en ai la ferme conviction, logiquement déduites de la doctrine du divin Rédempteur. C’est en Dieu que je me confie pour le succès de la cause dans laquelle je suis embarqué (in which y am embarked), et pour le maintien des principes que je soutiens. Sans son aide, tous les efforts humains sont impuissans, mais avec son aide quelques hommes peuvent triompher d’une armée. En vous demandant vos prières pour le succès des entreprises que je puis tenter et qui sont conformes aux préceptes de la sainte église, je demeure-votre très humble et très obéissant serviteur,

« W. WALKER. »

On admirait la modération calculée de son langage, l’éloquence avec laquelle il prenait le ciel à témoin de la pureté de ses intentions, et, quoiqu’aux États-Unis personne ne soit dupe d’un langage qui est commun à tous les Yankees, et qui n’engage en rien leur conscience ou leur conduite, on feignait de s’y tromper et de voir dans cet aventurier un saint et un martyr.

Comme ces manœuvres ne suffisaient pas pour lui assurer des subsides dont il avait un pressant besoin, on eut recours à d’autres moyens pour exalter l’imagination populaire. On faisait des descriptions merveilleuses du Nicaragua. C’était la terre promise, l’Éden retrouvé. Les plantes les plus utiles, les fruits les plus agréables y croissaient d’eux-mêmes, en plein champ et sans culture; le ciel y était toujours pur et serein, la température toujours égale, et, malgré le voisinage de l’équateur, rafraîchie par les vents qui soufflaient des deux Océans; le pays était si salubre, que tout le monde y devenait centenaire. Enfin, chose plus merveilleuse encore, les femmes espagnoles, d’une beauté angélique et d’une grâce enchanteresse, avaient un faible pour les jeunes Yankees, surtout pour ceux qui portent les armes et qui s’enrôlent sous les drapeaux de Walker. « Même parmi les Indiennes, dit un écrivain américain, la simplicité la plus raffinée, la coquetterie la plus innocente, les vertus les plus exaltées se joignent à l’amour de la justice, tempéré par une douceur qui apaise la colère des hommes, toujours irritables et portés aux querelles. »

Comment résister à des promesses si séduisantes? En même temps tous les journaux du sud des États-Unis, obéissant au même mot d’ordre, représentaient Walker comme trahi par le gouvernement fédéral et livré à la haine des Anglais. On vantait le désintéressement avec lequel il avait refusé la présidence. Il avait dédaigné le pouvoir. Il n’avait voulu garder que le droit de mourir pour la liberté du peuple de Nicaragua. Désavoué par sa patrie, traité publiquement de pirate sans foi ni loi, il avait résisté à tous ses ennemis intérieurs et extérieurs, il les avait vaincus et dispersés. Sa grande âme paraissait tout entière dans ces bulletins modestes où il racontait sa victoire. Sans dissimuler ses pertes, passant sous silence ses propres exploits, il relevait ceux de ses compagnons. Il prévoyait néanmoins que, ses ennemis devenant plus nombreux, il pourrait succomber, mais il était heureux de verser son sang pour la liberté; il se consolait de mourir en pensant qu’un jour sa patrie recueillerait le fruit de ses travaux. — N’est-ce pas là, disait enfin un banquier enthousiaste qui avait engagé 100,000 dollars dans l’invasion du Nicaragua, le cœur de Washington avec la tête et le génie de Napoléon?

On le voit, des argumens de toute sorte étaient employés par les amis de Walker pour exciter les passions populaires. A ceux qui se piquaient de vues politiques plus étendues, on donnait des raisons plus positives. Qu’importe, disait-on, la justice ou l’injustice de son entreprise? Elle est utile aux États-Unis; que nous faut-il de plus? Laisserons-nous le Nicaragua, échappé de nos mains, tomber aux mains des Anglais? L’intérêt de la patrie, voilà la suprême justice. Parmi ceux qui soutenaient le plus ardemment la doctrine de Monroë et l’exclusion de toute intervention européenne dans les affaires de l’Amérique, on distinguait surtout M. Pierre Soulé, Français d’origine, comme on sait, et qui, par son éloquence, fort supérieure à celle des pesans et verbeux orateurs yankees, s’est acquis une si grande influence dans le sud des États-Unis. « On prétend, disait-il, que nos intérêts ne sont pas liés à ceux de la politique européenne, et que nous devrions nous borner à étendre nos relations commerciales avec les pays étrangers sans nous mêler de leurs affaires politiques. — Oui, monsieur, j’en conviens, si nous pouvons les séparer les unes des autres; mais cela n’est pas possible. Les intérêts commerciaux sont et doivent être nécessairement mêlés aux intérêts politiques. La question n’est pas de savoir comment vous pourrez éviter ce mélange, car ils se mêleront malgré vous, ils défieront toute votre prudence, ils mettront en défaut votre diplomatie; la question, c’est de savoir comment vous les réglerez sans danger pour le maintien de votre paix et de votre prospérité. Vous ne pourriez pas, même quand vous le voudriez, vous isoler entièrement de l’Espagne, de l’Angleterre ou de la Russie. Elles sont là, attachées à vos flancs. Supposons un moment que l’Espagne veuille céder Cuba à tout autre gouvernement que le nôtre : demeurerons-nous immobiles? Supposons que l’Angleterre veuille exercer, plus ouvertement qu’elle ne le fait à présent, sa dictature sur les républiques de l’Amérique centrale : demeurerons-nous immobiles? Supposons que la Russie remette en vigueur son ukase de 1821, qu’elle étende le cercle des prohibitions qu’elle a eu l’audace de tracer autour d’elle, et qu’elle nous exclue entièrement des eaux septentrionales de l’Océan-Pacifique : demeurerons-nous immobiles? Non, nous ne le ferons pas, nous ne pouvons pas le faire. Ce n’est pas tout : supposons que l’Angleterre se laisse persuader de se joindre à une coalition européenne, et qu’elle entre dans un autre système continental; quels avantages l’Europe pourrait-elle lui offrir qui ne fussent ruineux pour nos intérêts? Un nouveau Pozzo di Borgo ne pourrait-il pas par hasard insinuer au cœur d’un tsar insensé l’idée suggérée déjà en 1817, de subjuguer les États-Unis afin de protéger le monde contre le poison de leurs institutions? »

Il y a dans ce discours de M. Soulé une hypocrisie patriotique que recouvre mal l’éloquence de l’un des orateurs les plus populaires des États-Unis. M. Soulé sait parfaitement que ni la liberté ni l’indépendance des États-Unis ne peuvent être menacées. Est-ce d’ailleurs un moyen de les défendre que d’attaquer les états trop faibles? Vous les sauvez des Anglais, dites-vous : c’est peut-être vrai; mais qui empêche les Anglais d’entrer à leur tour au Nicaragua pour le sauver de vos mains? Et parmi des sauveurs si acharnés, que de chances n’y a-t-il pas pour que le malheureux Nicaragua devienne la proie de l’un ou de l’autre?

Pendant que l’on armait publiquement pour sa cause, Walker éprouvait de sérieux embarras à se maintenir dans sa conquête. Déjà l’action du climat se faisait sentir sur sa petite troupe. Le Nicaragua est malsain. L’excessive chaleur, l’humidité des vallées étroites et profondes, les miasmes pestilentiels qui s’exhalent des marais voisins de la mer, entretiennent sur les côtes les fièvres pernicieuses des tropiques. Pendant l’hiver, il avait peu de chose à craindre; mais au printemps le vomito negro pouvait emporter la moitié de ses soldats, mal acclimatés, et le laisser presque seul. Il s’en effrayait d’autant plus, qu’il se sentait menacé par un danger non moins redoutable.

D’abord surpris et consternés par la vivacité imprévue de ses mouvemens, les habitans du Nicaragua comptèrent leurs envahisseurs et reprirent courage. Une partie des troupes régulières s’enfuit dans les états voisins de Honduras, de Guatemala, de San-Salvador et de Costa-Rica. La grande majorité resta dans le pays, soumise à l’autorité de Walker, mais gardant ses armes, et, sous une neutralité apparente, se tenant prête à commencer les hostilités. Dans une contrée presque déserte et sans routes, un simple village peut devenir un centre de résistance. Walker, invincible tant qu’il gardait sa petite troupe serrée autour de lui, ne pouvait, sans le plus grand danger, envoyer des détachemens à la poursuite des insurgés qui tenaient encore la campagne. Dans cette situation critique, il découvrit que la trahison s’était glissée dans ses conseils. Le malheureux Corral se repentit bientôt de sa faiblesse, que ses anciens amis appelaient trahison. Trahir pour soi-même n’est rien, le but sanctifie les moyens; mais trahir pour des étrangers qui méprisent le traître après s’en être servi, c’est le comble du malheur et de la honte. Les restes du parti de Chamorro, qui s’étaient réfugiés dans le petit état limitrophe de Costa-Rica, renouèrent correspondance avec lui. Corral leur écrivit de reprendre courage et de se concerter pour lui prêter secours quand le moment d’agir serait venu. Pendant qu’il jouait ce rôle à double face et qu’il se flattait de renvoyer Walker à la Nouvelle-Orléans, un de ses propres officiers, le général Valle, plus connu sous le nom de Chelon le Chasseur, découvrit la trahison à Walker et lui en remit les preuves écrites.

Walker frémit du danger qu’il avait couru. Corral, ministre de la guerre, populaire au Nicaragua, jouissant d’une réputation de courage assez rare sous cette latitude, pouvait soulever tout le peuple contre lui. Walker le fit traduire devant un conseil de guerre qu’il présida lui-même. La sentence n’était pas douteuse. Il fut condamné à mort et fusillé sur-le-champ par ordre de Walker, qui était à la fois son accusateur et son juge. Que Corral eût violé les lois de la guerre en conspirant contre un gouvernement dont il était membre, cela n’est pas douteux; mais trahir l’ennemi de sa patrie, est-ce trahir? Je laisse à d’autres le soin d’en décider. J’avouerai pourtant que je n’ai jamais pu m’indigner sincèrement contre ces Saxons qui, sur le champ de bataille de Leipzig, au plus fort de la mêlée, tournèrent leurs canons contre nous et sauvèrent l’indépendance de l’Allemagne au prix de leur honneur militaire. Les traités de Vienne leur ont peut-être donné des remords ; mais quel que soit l’événement, le citoyen qui en sa conscience a cru délivrer sa patrie trouvera grâce devant l’histoire. La vie et la mort de Corral étaient également dangereuses pour Walker. Cette exécution militaire, faite avec les simples formalités d’un conseil de guerre (et l’on sait si ces formalités sont expéditives !), excita une indignation profonde parmi les Nicaraguans. Walker s’en émut. Son journal officiel, el Nicaraguense, expliqua inutilement l’affaire et la trahison de Corral. Celui-ci passa pour un martyr de la liberté de sa patrie. Le nombre des gens qui gagnaient la frontière et se réfugiaient sur le territoire de Costa-Rica s’accrut tous les jours. Walker sentit venir la révolte. L’argent commençait à lui manquer. Dès le jour de son arrivée, il avait, avec une prévoyante promptitude, mis la main sur les caisses publiques ; mais ce fonds de réserve s’épuisait. Ses soldats, dont la paie, d’abord considérable, n’était plus assurée, désertaient déjà. Le président de la petite république de Costa-Rica, Raphaël Mora, voyant sa chute prochaine, leva des troupes et menaça la frontière. Walker, poussé à bout, se tira d’affaire par un acte d’audace et un acte d’ingratitude. Il déclara la guerre à Costa-Rica et saisit les steamers de la compagnie de transit qui fait le service de New-York au Nicaragua.

On n’a pas oublié la part que cette compagnie avait prise à son expédition. Elle avait transporté publiquement, et malgré la défense du gouvernement fédéral, des soldats et des armes pour le service de Walker. Ses représentans, traduits pour la forme devant le grand jury de New-York, avaient été unanimement acquittés, et cet acquittement, joint à celui du colonel Kinney de Baltimore, qui eut à se défendre devant le même tribunal du reproche d’avoir violé la neutralité des États-Unis en attaquant un pays allié, n’avait été qu’un encouragement de plus pour Walker et ses amis. Le moment était venu pour la compagnie de recueillir le fruit de ses sacrifices. Elle avait cru s’assurer le monopole du Nicaragua et ruiner, grâce à Walker, la concurrence du chemin de fer de Panama. Les actionnaires s’attendaient à une hausse énorme et à voir doubler leurs dividendes, lorsqu’un décret de l’ingrat Walker détruisit ces illusions, et porta un coup funeste à la prospérité de la compagnie. Walker, à bout de ressources, saisit les steamers qui apportaient à New-York l’or de la Californie. Cet acte de désespoir fit grande sensation aux États-Unis. Ses plus chauds partisans n’osèrent le défendre du titre de flibustier. L’opinion publique, jusque-là indécise ou trompée par ses protestations d’amour de la justice et de la liberté, se tourna contre lui. Les actionnaires, dont les rêves de fortune étaient détruits, jetèrent des cris d’indignation. Il l’avait bien prévu ; mais la nécessité l’entraînait. Cette saisie retardait sa perte au moins de quelques mois, et pouvait même le sauver. D’ailleurs, prêt à jouer sa vie et sa fortune dans une guerre sans issue contre la république de Costa-Rica et les autres états de l’Amérique centrale, il se souciait peu des réclamations de quelques banquiers dont l’avidité trompée n’inspirait aucune compassion aux États-Unis. « Si je suis vainqueur, disait-il à l’un de ses amis, je serai assez riche et assez puissant pour réparer cette perte. Si je péris, que m’importe? »

C’est dans ces sentimens qu’il déclara la guerre à la république de Costa-Rica. Cet état, qui est le plus petit et le moins peuplé de l’Amérique centrale, n’a pas plus de 120,000 habitans. Les montagnes abruptes qui le couvrent, sa côte sans port, son sol mal cultivé et sans routes devraient lui ôter toute importance; mais le président actuel, M. Mora, homme énergique et habile, qui avait accueilli généreusement les réfugiés du Nicaragua, jugea qu’il était important de chasser un si dangereux voisin avant qu’il se fût solidement établi. Secrètement appuyé par les Anglais, qui lui envoyèrent des armes et des munitions, il marcha contre Walker. Celui-ci, retenu à Granada par la crainte d’un soulèvement, confia le commandement de son armée, composée d’environ cinq ou six cents hommes, au colonel Schlossinger, réfugié hongrois. L’armée des Costa-Ricans était à peu près égale en nombre. Cette guerre ressemble assez à celle que Montmartre pourrait déclarer à Montrouge; mais si les deux armées étaient peu nombreuses, l’objet de la querelle n’en paraissait que plus grand. En réalité, on allait décider du sort de l’Amérique centrale. Schlossinger, surpris dans son camp, s’enfuit le premier. Ses soldats le suivirent de près, et Walker S3 vit menacé au centre du Nicaragua par les Costa-Ricans victorieux. Il ne se découragea point. Il publia un bulletin dans lequel toute la honte de la déroute fut attribuée à la lâcheté de Schlossinger. On découvrit que ce brave colonel hongrois, dont les journaux des États-Unis avaient fait d’avance un pompeux éloge, n’était qu’un ancien caporal autrichien qui avait reçu vingt fois la schlague dans son régiment, et qui avait volé en Allemagne des sommes considérables. Walker le fil chercher et fusiller; puis il se mit à la tête de ses forces et marcha lui-même contre les Costa-Ricans. Il les rencontra à Rivas et livra bataille. A en croire son récit, il remporta une victoire signalée : six cents Costa-Ricans avaient été tués, un plus grand nombre blessés ou faits prisonniers, et les Américains avaient fait des prodiges de valeur.

La vérité, qu’on connut bientôt par le récit des témoins oculaires et des voyageurs français et allemands qui revenaient du Nicaragua, est que le combat fut très acharné, qu’il y eut de grandes pertes des deux côtés, et que, d’un commun accord, les deux partis abandonnèrent le champ de bataille. Il n’y eut point de poursuite; mais une bataille indécise est une défaite pour Walker. Il eut beau vanter ses succès imaginaires, publier les lettres interceptées de lord Clarendon au président de Costa-Rica, se plaindre de l’intervention secrète des Anglais et provoquer par ses amis des meetings aux États-Unis : toutes ces ressources d’un homme au désespoir furent bientôt épuisées. En vain M. Soulé, dans un meeting tenu à la Nouvelle-Orléans, déclara que 350,000 dollars suffiraient pour assurer le triomphe de Walker et la liberté du Nicaragua : une trentaine d’auditeurs seulement répondirent à cet appel. On se lassa d’envoyer de l’argent et des hommes. Les chefs mêmes du parti démocratique du sud, qui s’étaient d’abord montrés pleins de zèle, se refroidirent sensiblement. Le général Cass refusa, sous prétexte de santé, d’assister au meeting tenu en faveur de Walker. Les autres hommes politiques les plus importans se tinrent à l’écart. On le voyait perdu, et personne parmi les Yankees n’a de compassion ou de sympathie pour celui qui échoue. En même temps le Guatemala, le Honduras, le San-Salvador, encouragés par les revers de Walker, formèrent une ligue contre lui. La saison trop avancée a suspendu les hostilités, mais elle a donné à ses ennemis le temps de se réunir, de se compter, de voir leur supériorité, à ses amis celui de se décourager. Vainement le père Vijil, moine nicaraguan, qu’il a envoyé à Washington, obtint du gouvernement fédéral la reconnaissance de son gouvernement; cette concession, faite trop tard et dans le dessein d’assurer la réélection du président Franklin Pierce, n’a pu couvrir la faiblesse réelle de Walker. M. Pierce lui-même s’en est repenti avec sa légèreté et son inconséquence habituelles; il a fait prier le père Vijil de retourner au Nicaragua, et l’envoyé de Walker, voyant bien qu’il n’y avait rien à attendre ni du gouvernement fédéral ni des simples particuliers, est parti sans regret et sans espérance. Les dernières dépêches du Nicaragua sont pleines d’obscurité. D’un côté, Walker a été élu président à l’unanimité, comme on devait s’y attendre; de l’autre, Patricio Rivas, son prédécesseur, a pris les armes contre lui, l’a chassé de Léon, et tient la campagne avec quinze cents hommes. Qu’on joigne à cela le manque d’argent et de renforts, l’alliance des quatre autres états de l’ancienne confédération guatémalienne, dont les troupes s’avancent en ce moment même dans le Nicaragua, l’hostilité de l’Angleterre, l’indifférence des États-Unis, et l’on conclura avec nous que si la ruine de Walker n’est déjà consommée, elle paraît au moins imminente.

Qu’il vive ou qu’il meure, peu importe. De tels héros sont célèbres, honorés, glorieux, tant qu’ils ont pour eux la force, car la force est toute-puissante et admirable. La force est vraie, la force est équitable; elle est sensée, judicieuse; elle a du génie, du bonheur, et même de la vertu. C’est la seule divinité qui ne se trompe jamais. Que ceux qu’elle tient par la main et qui n’ont foi qu’en elle ne la quittent pas! Plus ils tombent de haut, plus leur chute est mortelle. L’histoire ramasse leurs débris avec mépris et dégoût et les jette à la postérité. Avant peu, Walker en fournira peut-être un éclatant exemple. Quoi qu’il arrive, ne désespérons pas de l’avenir du Nicaragua. Aux États-Unis, les plus honnêtes gens, sans approuver en principe la conduite de Walker, croient la justifier en disant que l’arbre, quoique mauvais, portera de bons fruits; que la race hispano-américaine est indolente, sans capitaux, sans intelligence et surtout sans énergie; que l’invasion de Walker lui donnera une vie nouvelle; qu’après ces aventuriers, qui ne connaissent que le revolver et le bowie-knife, viendra la masse des émigrans laborieux, industrieux, soumis aux lois. Il faut, disent-ils, que ce continent s’ouvre pour laisser passage aux hommes; il faut qu’avant cinquante ans les communications deviennent par là aussi fréquentes entre la Chine et l’Europe qu’elles le sont aujourd’hui entre l’Angleterre et la France. Dans les grandes luttes industrielles, parmi de grands biens généraux, il y a toujours beaucoup de maux particuliers. Après la bataille, chaque parti enterre ses morts, et les vivans font alliance. Le fort n’a-t-il pas toujours dévoré le faible? Les Grecs détruisirent les Pélasges, les Romains détruisirent les Grecs, les barbares du nord, les Romains. Toutes les races s’éteignent successivement. Qui se souvient du mammouth et des animaux antédiluviens? Qui se souvient des Onuontagués et des Tsonnonthouans si célèbres au Canada? Qui regrette les Abénaquis de l’Acadie, les Papous de Van-Diémen? La grande unité des races qui se prépare n’est pas, à proprement parler, la fusion des races humaines, mais la disparition des autres races devant la race anglo-saxonne, qui doit dans quelques siècles couvrir le monde entier.

Ainsi parlent avec un naïf orgueil beaucoup de Yankees, très honnêtes gens, chauds patriotes, mais mauvais raisonneurs. J’aime mieux le discours d’un Espagnol de mes amis, homme de beaucoup de sens et d’esprit, qui disait un jour : « Laissons ces gens à leur folie. Ils sont nés d’hier, et déjà l’orgueil de vivre leur a tourné la cervelle. Proscrits de toutes les races, ils se croient l’élite de l’humanité. Ils aspirent à la domination. Qu’ont-ils donné au monde pour avoir le droit de le gouverner? De quels grands hommes sont remplies leurs annales? De Washington, honnête homme, égoïste et médiocre; de Jackson, soldat brutal et perfide, vrai troupier; de Cooper, le plus ennuyeux des romanciers. Avec eux, si par malheur leur rêve se réalise, s’établira par toute la terre un système d’égoïsme, de cant , d’hypocrisie religieuse, de bavardage politique, d’oppression industrielle, de tristesse immense et universelle. Quel monde mélancolique que celui où tous les soirs, à la même heure, on prendra d’un pôle à l’autre du thé et des sandwiches, où on lira la Bible tous les dimanches après avoir vendu toute la semaine du bœuf salé et du coton! Non, les races ne sont pas condamnées à périr. Laissons ces Yankees fanfarons vanter leurs comptoirs remplis de marchandises et d’acheteurs, leurs tonneaux qui regorgent de bière, leurs coffres d’où l’or ruisselle, leurs villes pleines d’habitans jusqu’aux bords. C’est la richesse, c’est la force matérielle, ce n’est pas le bonheur. Ils sont condamnés à la mort lente du travail sans espérance et sans fin. Qu’ils regardent au midi. Parmi ces peuples qu’ils méprisent parce que le vin et le soleil leur tiennent lieu de pain et de liberté, en est-il de plus misérables qu’eux-mêmes? Dieu a châtié leur orgueil et leur avidité. Ils travaillent, et ils ne recueilleront pas le fruit de leur travail. »

Je l’interrompis : « Vous les haïssez parce qu’ils vous succèdent ; mais avouez que ces Yankees sont un grand peuple. — Je les hais, me dit-il, non parce qu’ils nous succèdent, mais parce qu’ils nous haïssent, nous et toutes les autres nations. Lisez leurs journaux et ceux des Anglais, qui ne valent pas mieux. Vous croyez toujours entendra la prière du pharisien : Seigneur, abaisse tes regards sur ton serviteur. J’ai pratiqué la justice et l’aumône, j’ai fui l’iniquité. Ce publicain pêche tous les jours contre toi. Le laisseras-tu, Seigneur, entrer avec moi dans ton paradis ? Des deux larrons entre lesquels fut crucifié le Sauveur, l’un était sûrement Anglais, l’autre Yankee. »

Cette boutade nous fit rire. Pour moi, je suis fort éloigné de haïr mon prochain, fût-il pharisien, et je trouve le jugement de l’Espagnol trop sévère. Il faut pardonner quelque chose aux vaincus. Ce qui est vrai, c’est que de gré ou de force les Américains du Nord peupleront et posséderont l’Amérique centrale. Tous les efforts de l’Angleterre et de quelques hommes courageux ne pourront que retarder cet événement. Walker sera chassé sans doute; mais peut-on chasser les marchands, les industriels, les colons? Peut- on arrêter ce flot irrésistible qui pousse les populations de l’Europe vers les États-Unis, et celles des États-Unis vers l’Océan-Pacifique? Le genre humain tourne, comme le globe terrestre, d’orient en occident. C’est un mouvement aussi lent, aussi régulier que celui des astres. Pourquoi le hâter ou le retarder par la violence? Les forces humaines, bornées par leur nature même, ne peuvent vaincre l’invincible Providence. Le but vers lequel nous marchons est inconnu, mais la route est marquée; le chemin que nous avons fait indique assez celui que nous devons faire encore. Si les astronomes calculent la marche des planètes, pourquoi ne calculerions-nous pas celle du genre humain? Toute science repose sur des principes fixes, mais inconnus, et qui ne se laissent découvrir aux hommes qu’après des siècles d’observation patiente et réfléchie.


ALFRED ASSOLLANT.

  1. Vers 1820, un amère-cousin de Rob-Roy, M. Mac Gregor, après avoir herborisé longtemps dans la Colombie, sous prétexte de combattre les Espagnols et d’affranchir l’Amérique, prit, en récompense de ses exploits, le titre de général. Il réunit quelques soldats, s’empara de l’ile de Ruatan, qui fait face à la côte des Mosquitos, noua des relations avec George-Frédéric, chef des Mosquitos, l’invita à dîner, et, après le repas, profita de l’ivresse du sauvage pour lui faire signer un acte par lequel George-Frédéric lui vendait pour quelques bouteilles de rhum la partie de ses états connue sous le nom de Poyaisie. L’acte passé en bonne forme, il s’agissait de prendre possession du pays cédé. Mac Gregor, laissant là son convive, partit pour l’Angleterre. Heureusement pour lui, les spéculations sur l’Amérique faisaient alors fureur à la bourse de Londres. On ne rêvait que de coloniser et d’exploiter ce merveilleux pays fermé par la jalousie de l’Espagne à toutes les nations maritimes. De toutes parts se formaient des sociétés pour la navigation des rivières, pour la construction des canaux, pour l’exploitation des mines de Potosi et la propagation de la religion protestante. Mac Gregor fut reçu avec enthousiasme. On crut à l’avenir de ce roi improvisé. C’était un Raleigh, un Clive, un Hastings. L’emprunt royal poyais, à peine émis, fut coté avec une forte prime, et l’argent versé servit d’abord à payer les dettes du nouveau roi, puis à fréter quelques navires, sur lesquels Mac Gregor s’embarqua avec plusieurs milliers de colons. Il apportait à ses nouveaux sujets une constitution modèle, je veux dire calquée sur celle de l’Angleterre : chambre des lords, chambre des communes, responsabilité des ministres, inviolabilité du roi, loi sur la régence, rien n’y manquait de ce qui fait le bonheur des peuples et la joie des parlemens ; mais George-Frédéric et les Poyaisiens le reçurent à coups de fusil. Les colons se dispersèrent, les souscripteurs de l’emprunt redemandèrent leur argent ; Mac Gregor effrayé passa sur le continent, et offrit son royaume aux Parisiens, qui n’en voulurent pas. Ainsi naquit et mourut le royaume de Poyaisie.
  2. Un terrible accident en a récemment donné la preuve. À six milles d’Aspinwall-City, pendant qu’un convoi traversait un pont construit en madriers entre deux montagnes, le pont s’est écroulé, et 600 voyageurs qui arrivaient de Californie ont été précipités sur les rochers, à une profondeur de doux cents pieds. Tous ceux qui visitent les États-Unis sont frappés du peu de précaution qu’on apporte à la construction des chemins de fer. Dans les monts Alleghanys, entre Philadelphie et Pittsburgh, les convois tournent si brusquement sur le flanc de la montagne, qu’arrivés à l’extrémité de la courbe, ils se penchent sur le précipice comme les chevaux qui galopent en tournant dans un cirque.
  3. Un autre motif doit amener bientôt cette révolution dans le transit de l’Amérique centrale. On connaît l’humeur insolente et querelleuse des Yankees. Au mois de mai 1856, des passagers américains qui revenaient de Californie, ivres de bière et de whiskey, tirèrent des coups de revolver sur des nègres de Panama. Ceux-ci prirent les armes, attaquèrent à leur tour les agresseurs, et avec eux tous les autres passagers. Plus de quarante Américains furent tués; une centaine furent blessés, et parmi eux un grand nombre de voyageurs étrangers à la querelle. Le gouvernement des États-Unis a promis de venger ce massacre d’une manière éclatante; mais quel est le plus coupable, de celui qui attaque le premier, ou de celui qui, provoqué, confond dans sa vengeance aveugle les agresseurs et les témoins inoffensifs?