Victor Devaux & Cie (p. 171-175).
QUATRIÈME LETTRE
Séparateur


Camp du Grand-Visage, 1er septembre 1841.


Mes très-chers Frères,

Ce n’est donc qu’environ quatre mois après notre départ de Westport, que nous atteignîmes le gros de la peuplade vers laquelle nous étions spécialement envoyés. Là se trouvaient les principaux chefs. Quatre d’entre eux étaient venus au-devant de nous à une journée de chemin ; ils nous rencontrèrent sur l’une des sources du Missouri dite la Tête-au-castor, où nous étions campés avec quelques Ranax, dont je parlerai plus tard. Le 30 août, sous la conduite de ces nouveaux guides, après avoir passé la petite rivière, nous nous avançâmes dans une grande plaine à l’horizon de laquelle, vers l’ouest, se trouvait le camp des Têtes-plates. Nous ne l’aperçûmes distinctement que sur le soir ; mais longtemps avant de le découvrir, nous avions rencontré de distance en distance de nombreux courriers qui nous annonçaient que nous n’en étions plus éloignés. À leur empressement, il était facile de discerner le contentement, la joie qui les animait. Déjà le guerrier Tête-plate, surnommé le Brave des braves, m’avait envoyé jusqu’au Fort-Hall son plus beau cheval, avec recommandation qu’il ne fût monté par personne avant de m’être présenté. Bientôt cet Indien apparut lui-même, accourant à toute bride ; il se distinguait des autres par l’habileté avec laquelle il faisait caracoler son coursier lorsqu’il approcha de nous, et par le grand cordon rouge qu’il portait comme insigne de sa bravoure. Comme guerrier, c’est le plus beau sauvage que je connaisse.

Nous nous avancions au grand trot, et déjà nous n’étions qu’à deux ou trois milles du camp, lorsque nous aperçûmes dans le lointain un nouveau cavalier de haute stature : bientôt plusieurs voix se font entendre : Paul ! Paul ! et en effet c’était Paul, le grand chef, que l’on croyait absent, mais qui venait d’arriver, comme par une permission de Dieu, pour avoir la satisfaction de nous présenter lui-même à son petit peuple. Après les témoignages d’amitié bien cordiale donnés de part et d’autre, le bon vieillard voulut retourner vers les siens pour nous annoncer. Un quart d’heure après, tous les cœurs étaient réunis dans un seul sentiment ; c’était comme un troupeau de brebis se pressant autour de leur pasteur. Combien les mères, en nous présentant leurs petits enfants, étaient émues ! Nous l’étions nous-mêmes à tel point que nous avions peine à retenir nos larmes. Cette soirée fut assurément pour nous une des plus belles de notre vie. Il semblait que nous pouvions dire : Enfin nous voici arrivés au lieu de notre repos. Toutes les fatigues, tous les dangers, toutes les épreuves semblaient avoir disparu ; une seule pensée, celle que nous allions revoir les beaux jours de la primitive Église, préoccupait tous les esprits. Nous ne songeâmes plus qu’à une seule chose ; le fond de toutes nos conversations était : « Comment allons-nous faire pour ne pas manquer à notre grande vocation ? » Je recommandai au P. Point, bon dessinateur et architecte, de tracer le plan des réductions futures. Dans mon esprit, et surtout dans mon cœur, au plan matériel se rattachait essentiellement le plan moral et religieux. Rien ne nous paraissait plus beau que la relation de Muratori ; nous en avons fait notre vade-mecum. Ces sortes de sujets vont nous occuper à l’avenir ; nous laisserons de côté les belles perspectives, les arbres, les animaux, les fleurs, ou du moins nous n’y jetterons plus qu’un coup d’œil en passant.

Du Fort-Hall nous remontâmes la Rivière-aux-serpents jusqu’à l’embouchure de la Fourche-à-Henry. Ce désert est sans contredit le plus aride des montagnes, couvert d’absinthes, de cactus, et de toutes les herbes qui se plaisent le plus dans les mauvaises terres. Nous eûmes recours à la pêche pour notre subsistance ; mais nos bêtes de somme eurent leurs nuits de misère et déjeune, car à peine y trouva-t-on une bouchée de gazon pendant les huit jours que nous mîmes à le traverser. Dans le lointain nous apercevions les montagnes Rocheuses. Les trois Tétons étaient à notre droite, à la distance d’environ cinquante milles, et les trois Buttes à notre gauche, à une trentaine de milles.

De l’embouchure de la Fourche-à-Henry nous nous dirigeâmes vers la montagne par une plaine sablonneuse, entrecoupée de ravins et parsemée de blocs de granit ; nous y passâmes un jour et une nuit sans eau. Le lendemain, vers le soir, nous gagnâmes un petit ruisseau ; mais telle est l’aridité de ce sol poreux, que nous vîmes bientôt ce filet d’eau se perdre dans les sables sans laisser le moindre vestige. Le troisième jour de cette expédition vraiment fatigante, nous arrivâmes dans un défilé arrosé par un large ruisseau, et où la verdure était encore belle et abondante. Nous appelâmes cet endroit le défilé des Pères, et le ruisseau, qui n’avait point de nom, la rivière de Saint-François-Xavier.

Du défilé des Pères jusqu’à notre destination, le pays est bien arrosé ; au pied des montagnes nous trouvâmes partout des fontaines, de petits lacs et des fourches. Aucun pays au monde ne fournit une eau plus limpide et plus pure ; n’importe la profondeur d’une rivière, on en voit toujours le fond.

La fontaine la plus remarquable que nous ayons vue dans les montagnes, est la Loge-aux-chevreuils. Elle se trouve sur le bord de la fourche principale de la Racine-amère, que j’ai appelée rivière Saint-Ignace. Cette fontaine est entourée d’un marais ; elle jaillit d’un monticule très-régulier d’environ trente pieds d’élévation, accessible seulement d’un côté, et formé d’une croûte pierreuse qui a grossi à mesure que la fontaine s’est élevée. L’eau bouillonne sur le sommet, et s’échappe par un grand nombre d′issues autour de la base, qui a cinquante à soixante pieds de circonférence. On y trouve des eaux froides, tièdes et chaudes, à quelques pieds de distance les unes des autres. Quelques-unes sont si chaudes qu’on peut y faire cuire la viande ; nous en avons fait l’essai. Adieu. Je suis,

Mes très-chers frères,
Votre très-attaché frère
P. J. De Smet, S. J.