Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 4-10).



LE MOINE.
Calais.


Cette exclamation étoit à peine sortie de ma bouche, qu’un moine de l’ordre de Saint-François entra dans ma chambre, pour me demander quelque chose pour son couvent. Personne ne veut que le hasard dirige ses vertus. Un homme peut n’être généreux que de la même manière qu’un autre, selon la distinction des casuistes, peut être puissant. Sed non quoad hanc… Quoi qu’il en soit…


Tom V pag 5.


car on ne peut raisonner régulièrement sur le flux et le reflux de nos humeurs ; elles dépendent peut-être des mêmes causes que les marées ; et si cela étoit, ce seroit une espèce d’excuse à cette inconstance à laquelle nous sommes si sujets. Je sais bien, pour ce qui me regarde, que j’aimerois mieux qu’on dît de moi, dans une affaire où il n’y auroit ni péché ni honte, que j’ai été dirigé par les influences de la lune, que d’entendre attribuer l’action où il y en auroit, à mon libre arbitre.

Quoi qu’il en soit, car il faut revenir où j’en étois, je n’eus pas sitôt jeté les yeux sur le moine que je me sentis prédéterminé à ne lui pas donner un sou. Je renouai effectivement le cordon de ma bourse, et je la remis dans ma poche. Je pris un certain air ; et la tête haute, j’avançai gravement vers lui : je crois même qu’il y avoit quelque chose de rude et de rebutant dans mes regards. Sa figure est encore présente à mes yeux ; et il me semble, en me la rappelant, qu’elle méritoit un accueil plus honnête.

Le moine, si j’en juge par sa tête chauve, et le peu de cheveux blancs qui lui restoient, pouvoient avoir soixante-dix ans. Cependant ses yeux, où l’on voyoit une espèce de feu que l’usage du monde avoit plutôt tempéré que le nombre des années, n’indiquoient que soixante ans. La vérité étoit peut-être au milieu de ces deux calculs ; c’est-à-dire, qu’il pouvoit avoir soixante-cinq ans. Sa physionomie en général lui donnoit cet âge ; les rides dont elle étoit sillonnée ne font rien à la chose ; elles pouvoient être prématurées.

C’étoit une de ces têtes qui sont si souvent sorties du pinceau du Guide. Une figure douce, pâle, n’ayant point l’air d’une ignorance nourrie par la présomption, des yeux pénétrant, et qui cependant se baissoient avec modestie vers la terre, et sembloient aussi viser à quelque chose au-delà de ce monde. Dieu sait mieux que moi comment cette tête avoit été placée sur les épaules d’un moine, et surtout d’un moine de son ordre : elle auroit mieux convenu à un Brachmane, et je l’aurois respecté, si je l’avais rencontré dans les plaines de l’Indostan.

Le reste de sa figure étoit ordinaire, et il auroit été aisé de la peindre, parce qu’il n’y avoit rien d’agréable et de rebutant que ce que le caractère et l’expression rendoient tel. Sa taille au-dessus de la médiocre, étoit un peu raccourcie par une courbure ou un pli qu’elle faisoit en avant ; mais c’étoit l’attitude d’un moine qui se voue à mendier : telle qu’elle se présente en ce moment à mon imagination, elle gagnoit plus qu’elle ne perdoit à être ainsi.

Il fit trois pas en avant dans la chambre, mit la main gauche sur sa poitrine, et se tint debout avec un bâton blanc dans sa main droite. Lorsque je me fus avancé vers lui, il me détailla les besoins de son couvent, et la pauvreté de son ordre… Il le fit d’un air si naturel, si gracieux, si humble, qu’il falloit que j’eusse été ensorcelé pour n’en être pas touché…

Mais la meilleure raison que je puisse alléguer de mon insensibilité, c’est que j’étois prédéterminé à ne lui pas donner un sou.


LE MOINE.
Calais.


Il est bien vrai, lui dis-je, pour répondre à une élévation de ses yeux, qui avoit terminé son discours… il est bien vrai… Je souhaite que le ciel soit propice à ceux qui n’ont d’autre ressource que la charité du public ; mais je crains qu’elle ne soit pas assez zélée pour satisfaire à toutes les demandes qu’on lui fait à chaque instant.

À ce mot de demandes, il jeta un coup-d’œil léger sur une des manches de sa robe… Je sentis toute l’éloquence de ce langage. Je l’avoue, dis-je, un habit grossier qu’il ne faut user qu’en trois ans, et un ordinaire apparemment fort mince… je l’avoue, tout cela n’est pas grand chose ; mais encore est-ce dommage qu’on puisse les acquérir dans ce monde avec aussi peu d’industrie que votre ordre en emploie pour se les procurer. Il ne les obtient qu’aux dépens des fonds destinés aux aveugles, aux infirmes, aux estropiés et aux personnes âgées… Le captif qui, le soir en se couchant, compte les heures de ses afflictions, languit après une partie de cette aumône… Que n’êtes-vous de l’ordre de la Merci, au lieu d’être de celui de Saint-François. Pauvre comme je suis, vous voyez mon porte-manteau, il est léger ; mais il vous seroit ouvert avec plaisir pour contribuer à la rançon des malheureux… Le moine me salua… Mais surtout, ajoutai-je, les infortunés de notre propre pays ont des droits à la préférence, et j’en ai laissé des milliers sur les rivages de ma patrie. Il fit un mouvement de tête plein de cordialité, qui sembloit me dire que la misère règne dans tous les coins du monde aussi bien que dans son couvent… Mais nous distinguons, lui dis-je, en posant la main sur la manche de sa robe, dans l’intention de répondre à son signe de tête, nous distinguons, mon bon père, ceux qui ne désirent avoir du pain que par leur propre travail, d’avec ceux qui au contraire ne veulent vivre qu’aux dépens du travail des autres, et qui n’ont d’autre plan de vie que de la passer dans l’oisiveté et dans l’ignorance, pour l’amour de Dieu.

Le pauvre Franciscain ne répliqua pas… Un rayon de rougeur traversa ses joues, et se dissipa dans un clin-d’œil ; il sembloit que la nature épuisée ne lui fournissoit point de ressentiment… du moins il n’en fit pas voir… Mais laissant tomber son bâton entre ses bras, il se baissa avec résignation, ses deux mains contre sa poitrine, et se retira.


LE MOINE.
Calais.


Il n’eut pas sitôt fermé la porte, que mon cœur me fit un reproche de dureté… Bah ! disais-je à trois fois différentes, et prenant un air insouciant ; mais ma tranquillité ne revenoit pas. Chaque syllabe disgracieuse que j’avois prononcée se présentoit en foule à mon imagination. Je fis réflexion que je n’avois d’autre droit sur ce pauvre moine que de le refuser, et que c’étoit une peine assez grande pour lui, sans y ajouter des paroles dures. Je me rappelois ses cheveux gris ; sa figure, son air honnête se retraçoient à mes yeux, et il me sembloit l’entendre dire : Quel mal vous ai-je fait ? Pourquoi me traiter ainsi ?… En vérité, j’aurois dans ce moment donné vingt francs pour avoir un avocat… Je me suis mal comporté, me disais-je… Mais je ne fais que commencer mes voyages… J’apprendrai par la suite à me mieux conduire.