Voyage en Orient (Nerval)/Un prince du Liban/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 300-304).


IV — UNE CHASSE


Le lendemain de mon arrivée, qui était un jour de fête, on vint me réveiller dès le point du jour pour une chasse qui devait se faire avec éclat. J’allais m’excuser sur mon peu d’habileté dans cet exercice, craignant de compromettre, vis-à-vis de ces montagnards, la dignité européenne ; mais il s’agissait simplement d’une chasse au faucon. Le préjugé qui ne permet aux Orientaux que la chasse des animaux nuisibles les a conduits, depuis des siècles, à se servir d’oiseaux de proie sur lesquels retombe la faute du sang répandu. La nature a toute la responsabilité de l’acte cruel commis par l’oiseau de proie. C’est ce qui explique comment cette sorte de chasse a toujours été particulière à l’Orient. À la suite des croisades, la mode s’en répandit chez nous.

Je pensais que les princesses daigneraient nous accompagner, ce qui aurait donné à ce divertissement un caractère tout chevaleresque ; mais on ne les vit point paraître. Des valets, chargés du soin des oiseaux, allèrent chercher les faucons dans des logettes situées à l’intérieur de la cour, et les remirent au prince et à deux de ses cousins, qui étaient les personnages les plus apparents de la troupe. Je préparais mon poing pour en recevoir un, lorsqu’on m’apprit que les faucons ne pouvaient être tenus que par des personnes connues d’eux. Il y en avait trois tout blancs, chaperonnés fort élégamment, et, comme on me l’expliqua, de cette race particulière à la Syrie, dont les yeux ont l’éclat de l’or.

Nous descendîmes dans la vallée, en suivant le cours du Nahr-el-Kelb, jusqu’à un point où l’horizon s’élargissait, et où de vastes prairies s’étendaient à l’ombre des noyers et des peupliers. La rivière, en faisant un coude, laissait échapper dans la plaine de vastes flaques d’eau à demi cachées par les joncs et les roseaux. On s’arrêta, et l’on attendit que les oiseaux, effrayés d’abord par le bruit des pas de chevaux, eussent repris leurs habitudes de mouvement ou de repos. Quand tout fut rendu au silence, on distingua, parmi les oiseaux qui poursuivaient les insectes du marécage, deux hérons occupés probablement de pêche, et dont le vol traçait de temps en temps des cercles au-dessus des herbes. Le moment était venu : on tira quelques coups de fusil pour faire monter les hérons, puis on décoiffa les faucons, et chacun des cavaliers qui les tenaient les lança en les encourageant par des cris.

Ces oiseaux commencent par voler au hasard, cherchant une proie quelconque ; ils eurent bientôt aperçu les hérons, qui, attaqués isolément, se défendirent à coups de bec. Un instant, on craignit que l’un des faucons ne fût percé par le bec de celui qu’il attaquait seul ; mais, averti probablement du danger de la lutte, il alla se réunir à ses deux compagnons de perchoir. L’un des hérons, débarrassé de son ennemi, disparut dans l’épaisseur des arbres, tandis que l’autre s’élevait en droite ligne vers le ciel. Alors commença l’intérêt réel de la chasse. En vain le héron poursuivi s’était-il perdu dans l’espace, où nos yeux ne pouvaient plus le voir, les faucons le voyaient pour nous, et, ne pouvant le suivre si haut, attendaient qu’il redescendît. C’était un spectacle plein d’émotions que de voir planer ces trois combattants à peine visibles eux-mêmes, et dont la blancheur se fondait dans l’azur du ciel.

Au bout de dix minutes, le héron, fatigué ou peut-être ne pouvant plus respirer l’air trop raréfié de la zone qu’il parcourait, reparut à peu de distance des faucons, qui fondirent sur lui. Ce fut une lutte d’un instant, qui, se rapprochant de la terre, nous permit d’entendre les cris et de voir un mélange furieux d’ailes, de cols et de pattes enlacés. Tout à coup les quatre oiseaux tombèrent comme une masse dans l’herbe, et les piqueurs furent obligés de les chercher quelques moments. Enfin ils ramassèrent le héron, qui vivait encore, et dont ils coupèrent la gorge, afin qu’il ne souffrît pas plus longtemps. Ils jetèrent alors aux faucons un morceau de chair coupé dans l’estomac de la proies, et rapportèrent en triomphe les dépouilles sanglantes du vaincu. Le prince me parla de chasses qu’il faisait quelquefois dans la vallée de Reoquâ, où l’employait le faucon pour prendre des gazelle. Malheureusement, il y a quelque chose de plus cruel dans cette chasse que l’emploi même des armes ; car les faucons sont dressés à s’aller poser sur la tête des pauvres gazelles, dont ils crèvent les yeux. Je n’étais nullement curieux d’assister à d’aussi tristes amusements.

Il y eut ce soir-là un banquet splendide auquel beaucoup de voisins avaient été conviés. On avait placé dans la cour beaucoup de petites tables à la turque, multipliées et disposées d’après le rang des invités. Le héron, victime triomphale de l’expédition, décorait avec son col dressé au moyen de fils de fer et ses ailes en éventail le point central de la table princière, placée sur une estrade, et où je fus invité à m’asseoir auprès d’un des pères lazaristes du couvent d’Antoura, qui se trouvait là à l’occasion de la fête. Des chanteurs et des musiciens étaient placés sur le perron de la cour, et la galerie inférieure était pleine de gens assis à d’autres petites tables de cinq à six personnes. Les plats, à peine entamés, passaient des premières tables aux autres, et finissaient par circuler dans la cour, où les montagnards, assis à terre, les recevaient à leur tour. On nous avait donné de vieux verres de Bohême ; mais la plupart des convives buvaient dans des tasses qui faisaient la ronde. De longs cierges de cire éclairaient les tables principales. Le fond de la cuisine se composait de mouton grillé, de pilau en pyramide, jauni de poudre de cannelle et de safran, puis de fricassées, de poissons bouillis, de légumes farcis de viandes hachées, de melon d’eau, de bananes et autres fruits du pays. À la fin du repas, on porta des santés au bruit des instruments et aux cris joyeux de l’assemblée ; la moitié des gens assis à table se levait et buvait à l’autre. Cela dura longtemps ainsi. Il va sans dire que les dames, après avoir assisté au commencement du repas, mais sans y prendre part, se retirèrent dans l’intérieur de la maison.

La fête se prolongea fort avant dans la nuit. En général, on ne peut rien distinguer dans la vie des émirs et cheiks maronites, qui diffère beaucoup de celle des autres Orientaux, si ce n’est ce mélange des coutumes arabes et de certains usages de nos époques féodales. C’est la transition de la vie de tribu, comme on la voit établie encore au pied de ces montagnes, à cette ère de civilisation moderne qui gagne et transforme déjà les cités industrieuses de la côte. Il semble que l’on vive au milieu du XIIIe siècle français ; mais, en même temps, on ne peut s’empêcher de penser à Saladîn et à son frère Malek-Adel, que les Maronites se vantent d’avoir vaincu entre Beyrouth et Saïda. Le lazariste auprès duquel j’étais placé pendant le repas (il se nommait le père Adam) me donna beaucoup de détails sur le clergé maronite, j’avais cri jusque-là que ce n’étaient que des catholiques médiocres, attendu la faculté qu’ils avaient de se marier. Ce n’est là toutefois qu’une tolérance accordée spécialement à l’Église syrienne. Les femmes des curés sont appelées prêtresses par honneur, mais n’exercent aucune fonction sacerdotale. Le pape admet aussi l’existence d’un patriarche maronite, nommé par un conclave, et qui, au point de vue canonique, porte le titre d’évêque d’Antioche ; mais ni le patriarche ni ses douze évêques suffragants ne peuvent être mariés.