Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Les fêtes de Hollande/I

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 533-538).


I — BRUXELLES


Hoffmann parle d’un promeneur solitaire qui avait coutume de rentrer dans la ville à l’heure du soir où la masse des habitants en sortait pour se répandre dans la campagne, dans les brasseries et dans les bals parés ou négligés que l’étiquette allemande distingue si nettement. — Il était forcé alors de s’ouvrir avec ses coudes et ses genoux un chemin difficile à travers les femmes en toilette, les bourgeois endimanchés, et ne se reposait de cette fatigue qu’en retrouvant une nouvelle solitude dans les rues désertes de la ville.

Je songeais à ce promeneur bizarre le 9 mai 1852, me trouvant seul dans le wagon de Mons à Bruxelles, tandis que les trains de plaisir, encombrés de voyageurs belges, se dirigeaient à toute vapeur sur Paris. Il me fallut fendre encore une foule très-pressée pour sortir de l’embarcadère du Midi et gagner la place de l’Hôtel-de-Ville, — afin d’y boire dans la maison des Brasseurs une première chope authentique de faro, accompagnée d’un de ces pistolets pacifiques qui s’ouvrent en deux tartines garnies de beurre. C’est toujours la plus belle place du monde que cette place où ont roulé les deux têtes des comtes de Horn et d’Egmont, d’autant plus belle aujourd’hui qu’elle a conservé ses pignons ouvragés, découpés, festonnés d’astragales, ses bas-reliefs, ses bossages vermiculés, — tandis que la plupart des maisons de la ville, grattées et nettoyées de cette lèpre d’architecture qui n’est plus de mode, ont été encore décapitées presque toutes de leurs pignons dentelés, et soumises au régime des toits anguleux d’ardoise et de brique. La physionomie des rues y perd beaucoup certainement. — On restaure et l’on repeint l’hôtel de ville, qui va paraître tout battant neuf, ce qui obligera la ville à faire réparer et blanchir aussi cette sombre maison du Roi, dite autrement maison au Pain, qui semble un palais de Venise en s’éclairant toutes les nuits derrière ses rideaux rouges.

J’ai rencontré sur cette place un grand poëte qui l’aime, et qui en déplore comme moi les restaurations. Nous avons discuté quelque temps sur la question grave de savoir si la partie haute de l’édifice était en brique ou en pierre, et si les ogives qui surmontent les longues fenêtres avaient été autrefois aussi simples qu’aujourd’hui, car les anciennes estampes les représentent contournées et lancéolées dans le goût du gothique efflorescent. On peut penser que les dessinateurs du xvie siècle ont voulu parer le monument plus que de raison, et que les arcs d’ogive ont toujours eu cette simplicité de bon goût. J’ai été assez heureux pour pouvoir raconter au savant poëte une légende que j’avais recueillie dans un précédent séjour à Bruxelles.

L’architecte qui construisit cet hôtel de ville eut le désagrément d’abord de ne pouvoir accomplir son œuvre. L’aile gauche, établie sur un terrain peu solide, s’écroula tout entière. On pensa qu’il s’agissait d’un terrain marneux, et on planta des pilotis : la construction s’effondra une seconde fois, laissant paraître un vaste abîme. On crut qu’il y avait là d’anciennes carrières, et l’on y versa des tombereaux de gravois ; mais plus on en versait, plus le trou devenait profond. Enfin le malheureux architecte fut contraint de se donner au diable. Dès lors, les constructions s’élevèrent avec facilité. Il mourut le jour même où l’on posait le bouquet sur le toit achevé, et l’on n’apprit qu’alors le fatal secret. L’archevêque de Malines fut appelé pour bénir l’édifice. Un craquement soudain se déclara dans les murs, et tout rentra bientôt dans le troisième dessous. On aspergea le gouffre d’eau bénite ; des ouvriers munis de scapulaires osèrent y descendre, et, dans le fond, on trouva une tête colossale en bronze ornée de cornes portant des traces de dorure. C’était, selon les uns, une tête antique de Jupiter-Ammon ; selon d’autres, le buste officiel de Satan. Cette même tête a été appliquée depuis sur les épaules du maudit que transperce la lance de saint Michel sur la flèche du monument. On redore maintenant ce groupe magnifique, qui s’aperçoit dans un rayon de six lieues. J’ignore si les ouvriers qui restaurent la tête du diable se sont munis de scapulaires.

Du reste, Bruxelles est catholique toujours comme au temps des Espagnols. Nous savons à peine, à Paris, que le mois de mai est le mois de Marie. Je l’ai appris en sortant de la place par l’angle opposé à la maison des Mariniers, dont on restaure aussi le toit curieux, qui représente une poupe ancienne de galère. La rue de la Madeleine était remplie par une longue procession, au milieu de laquelle on portait une grande Vierge en bois, coloriée, vernie et dorée, dont les pieds disparaissaient ainsi que l’estrade sous une montagne de bouquets. — Au-dessus des boutiques fermées, les fenêtres et les plinthes étaient garnies de branches de tilleul, et cela jusqu’à la porte de Louvain. La garde civique, les sociétés de chant et les corporations ouvrières, avec bannières et écussons, se déroulaient sur tout cet espace. C’était un dimanche, et la kermesse d’Ixelles était annoncée aux coins des rues par d’immenses affiches.

Ixelles est un bourg situé à dix minutes de la porte de Louvain. La procession ne tarda pas à en envahir les rues, également parées de branches vertes et de poteaux soutenant de longues bandes aux couleurs nationales. Ce fut dans l’église, neuve et magnifiquement décorée, que la procession vint s’absorber tout entière pour entendre un office à grand orchestre. Les sociétés et les corporations se dirigèrent ensuite vers leurs locaux respectifs. — Les kermesses de Belgique inspireraient difficilement aujourd’hui un nouveau Rubens ou même un nouveau Téniers. L’habit noir et la blouse bleue y dominent, — ainsi que, pour les femmes, les modes arriérées de Paris. On y boit toujours de la bière, accompagnée de pistolets beurrés et de morceaux de raie ou de morue salée découpés régulièrement qui poussent à boire. La musique et les pas alourdis des danseurs retentissent dans de vastes salles avec moins d’entrain qu’à nos cabarets de barrière, mais, pour ainsi dire, avec plus de ferveur. Le beau monde se dirigeait vers des casinos situés le long d’un étang chargé de barques joyeuses, et qui figure en petit celui d’Enghien. Bruxelles est la lune de Paris, aimable satellite d’ailleurs, auquel on ne peut reprocher que d’avoir perdu, en nous imitant, beaucoup de son originalité brabançonne. La fête d’Ixelles s’est terminée, comme toutes nos fêtes dominicales par l’ascension d’un ballon jaune qui s’est élevé très-haut en emportant l’écho des applaudissements de la foule.

En revenant, je suis entré dans l’église du Sablon, où reposent les cendres de Jean-Baptiste Rousseau, en face de l’hôtel d’Arenberg, dont l’ancien maître l’avait accueilli dans son exil. Je me disais à ce propos, et en songeant aux nombreux exilés qu’avaient en divers temps recueillis les Pays-Bas, que leur séjour dans ces contrées à la fois étrangères et françaises avaient toujours servi beaucoup à propager au dehors notre littérature et nos idées. Pour moi, j’ai toujours considéré les pays de langue française, tels que la Belgique, la Savoie et une partie de la Suisse et des duchés du Rhin, comme des membres de notre famille dispersée. N’existe-t-il pas, malgré les divisions politiques, un lien pareil entre les pays de langue allemande ? Je n’entends parler ici que d’une frontière morale, dont les étrangers peuvent aussi, çà et là, rejeter les limites au delà des nôtres ; mais, si le style est l’homme, il faut reconnaître que la partie éclairée et agissante des populations dont je viens de parler est de même nature que la nôtre, comme sentiment et comme esprit. — Je ne crois pas à la culture de la langue flamande, malgré les chambres de rhétorique et les concours de poésie ; et, au contraire, on connaît, ou plutôt on ne reconnaît pas chez nous, un grand nombre d’écrivains belges qui sont loin de se vanter de n’être pas Français. Paris absorbe tout, et, dépouillant Bruxelles de son amour-propre, lui rend ce qu’il lui emprunte en splendeur et en clarté. Qui oserait dire que Grétry n’est pas Français et ne voir dans Rousseau que le citoyen de Genève ? Nos grands hommes appartiennent aussi à tous ceux qui, dans le monde, acceptent l’influence de notre langue et de nos travaux.

Le lendemain, je lisais les journaux au café Suisse, sur la place de la Monnaie, lorsque j’entendis des tambours qui battaient une marche. Deux porte-drapeaux les suivaient, l’un portant l’étendard belge, et l’autre l’étendard français surmonté d’un aigle. C’étaient les anciens soldats belges de l’empire français qui célébraient l’anniversaire du 5 mai, et qui, cette année, avaient remis au 10 la cérémonie, afin qu’elle concordât avec la fête de Paris. Ils allaient se faire dire une messe et se livrer ensuite à un banquet fraternel. J’admirai la tolérance vraiment libérale du gouvernement belge et de la partie de la population qui, indifférente à ces souvenirs, saluait, sous un roi, ces vieux fidèles de l’Empire. La même cérémonie avait lieu ce jour-là dans toutes les villes de Belgique.

En rentrant à mon hôtel, je trouvai une lettre qui m’enjoignait d’avoir à venir causer vers midi avec le gouvernement. C’est la première fois que cela m’arrivait en Belgique, où j’ai passé bien souvent dans ma vie, puisque c’est la route de l’Allemagne. Un sage de l’antiquité partait pour un voyage, lorsqu’au sortir de la ville on lui demanda : « Où allez-vous ? — Je n’en sais rien, » répondit-il. Sur cette réplique on le conduisit en prison. « Vous voyez bien, dit-il, que je ne savais pas où j’allais. » Je pensais à cette vieille anecdote en traversant la cour splendide de ce même hôtel de ville que je n’avais admiré que du dehors. — L’employé à qui je me présentai me dit : « Vous êtes réfugié ? — Non. — Exilé ? — Nullement. — Cependant vous voici inscrit sur ce livre en cette qualité. — C’est sans doute qu’à la frontière on aura porté ce jugement d’un homme qui venait seul à Bruxelles, tandis que tout Bruxelles se dirigeait vers Paris. Certes, je n’y ai pas mis d’intention, j’étais parti depuis huit jours. » Déjà j’étais effacé de la liste fatale, et l’on me dit d’un ton bienveillant : « Où allez-vous ? — En Hollande. — Vous aurez peut-être de la peine à y séjourner. — Je ne le pense pas, je n’y vais que pour voir les fêtes données pour l’inauguration de la statue de Rembrandt. — Oui, dit un employé qui dressa la tête derrière une table voisine, ils disent qu’ils ont une statue, savez-vous ? qui est encore plus belle que la nôtre de Rubens, à Anvers. Il faudra voir cela, savez-vous ? — Je le verrai bien, monsieur, » répondis-je. Et j’admirai cette émulation artistique des deux pays, même dans les bureaux de police.