Voyage en Orient (Nerval)/Les mariages cophtes/IX

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 75-79).


IX — LE JARDIN DE ROSETTE


Le barbarin qu’Abdallah avait mis à sa place, un peu jaloux peut-être de l’assiduité du juif et de son wékil, m’amena un jeune homme fort bien vêtu, parlant italien et nommé Mahomet, qui avait à me proposer un mariage tout à fait relevé.

— Pour celui-là, me dit-il, c’est devant le consul. Ce sont des gens riches, et la fille n’a que douze ans.

— Elle est un peu jeune pour moi ; mais il parait qu’ici c’est le seul âge où l’on ne risque pas de les trouver veuves ou divorcées.

Signor, è vero ! ils sont très-impatients de vous voir, car vous occuper une maison où il y a eu des Anglais ; on a donc une bonne opinion de votre rang. J’ai dit que vous étiez un général.

— Mais je me suis pas général.

— Allons donc ! vous n’êtes pas un ouvrier, ni un négociant. Vous ne faites rien ?

— Pas grand’chose.

— Eh bien, cela représente ici au moins le grade d’un myrliva (général).

Je savais déjà qu’en effet au Caire, comme en Russie, on classait toutes les positions d’après les grades militaires. Il est à Paris des écrivains pour qui c’eût été une mince distinction que d’être assimilés à un général égyptien ; moi, je ne pouvais voir là qu’une amplification orientale. Nous montons sur des ânes et nous nous dirigeons vers le Mousky. Mahomet frappe à une maison d’assez bonne apparence. Une négresse ouvre la porte et pousse des cris de joie ; une autre esclave noire se penche avec curiosité sur la balustrade de l’escalier, frappe des mains en riant très-haut, et j’entends retentir des conversations où je devinais seulement qu’il était question du myrliva annoncé.

Au premier étage, je trouve un personnage proprement vêtu, ayant un turban de cachemire, qui me fait asseoir et me présente un grand jeune homme comme son fils. C’était le père. Dans le même instant entre une femme d’une trentaine d’années encore jolie ; on apporte du café et des pipes, et j’apprends par l’interprète qu’ils étaient de la Haute Égypte, ce qui donnait au père le droit d’avoir un turban blanc. Un instant après, la jeune fille arrive suivie des négresses qui se tiennent en dehors de la porte ; elle leur prend des mains un plateau, et nous sert des confitures dans un pot de cristal où l’on puise avec des cuillers de vermeil. Elle était si petite et si mignonne, que je ne pouvais concevoir qu’on songeât à la marier. Ses traits n’étaient pas encore bien formés ; mais elle ressemblait tellement à sa mère, qu’on pouvait se rendre compte, d’après la figure de cette dernière, du caractère futur de sa beauté. On l’envoyait aux écoles du quartier franc, et elle savait déjà quelques mots d’italien. Toute cette famille me semblait si respectable, que je regrettais de m’y être présenté sans intentions tout à fait sérieuses. Ils me firent mille honnêtetés, et je les quittai en promettant une réponse prompte. Il y avait de quoi mûrement réfléchir.

Le surlendemain était le jour de la Pâque juive, qui correspond à notre dimanche des Rameaux. Au lieu de buis, comme en Europe, tous les chrétiens portaient le rameau biblique, et les rues étaient pleines d’enfants qui se partageaient la dépouille des palmiers. Je traversais, pour me rendre au quartier franc, le jardin de Rosette, qui est la plus charmante promenade du Caire. C’est une verte oasis au milieu des maisons poudreuses, sur la limite du quartier cophte et du Mousky. Deux maisons de consuls et celle du docteur Clot-Bey ceignent un côté de cette retraite ; les maisons franques qui bordent l’impasse Waghorn s’étendent à l’autre extrémité ; l’intervalle est assez considérable pour présenter à l’œil un horizon touffu de dattiers, d’orangers et de sycomores.

Il n’est pas facile de trouver le chemin de cet Éden mystérieux, qui n’a point de porte publique. On traverse la maison du consul de Sardaigne en donnant à ses gens quelques paras, et l’on se trouve au milieu de vergers et de parterres dépendant des maisons voisines. Un sentier qui les divise aboutit à une sorte de petite ferme entourée de grillages où se promènent plusieurs girafes que le docteur Clot-Bey fait élever par des Nubiens. Un bois d’orangers fort épais s’étend plus loin à gauche de la route ; à droite sont plantés des mûriers entre lesquels on cultive du maïs. Ensuite le chemin tourne, et le vaste espace qu’on aperçoit de ce côté se termine par un rideau de palmiers entremêlés de bananiers, avec leurs longues feuilles d’un vert éclatant. Il y a là un pavillon soutenu par de hauts piliers, qui recouvre un bassin carré autour duquel des compagnies de femmes viennent souvent se reposer et chercher la fraîcheur. Le vendredi, ce sont des musulmanes, toujours voilées le plus possible ; le samedi, des juives ; le dimanche, des chrétiennes. Ces deux derniers jours, les voiles sont un peu moins discrets ; beaucoup de femmes font étendre des tapis près du bassin par leurs esclaves, et se font servir des fruits et des pâtisseries. Le passant peut s’asseoir dans le pavillon même sans qu’une retraite farouche l’avertisse de son indiscrétion, ce qui arrive quelquefois le vendredi, jour des Turques.

Je passais près de là, lorsqu’un garçon de bonne mine vient à moi d’un air joyeux ; je reconnais le frère de ma dernière prétendue. J’étais seul. Il me fait quelques signes que je ne comprends pas, et finit par m’engager, au moyen d’une pantomime plus claire, à l’attendre dans le pavillon. Dix minutes après, la porte de l’un des petits jardins bordant les maisons s’ouvre et donne passage à deux femmes que le jeune homme amène, et qui viennent prendre place près du bassin en levant leurs voiles. C’étaient sa mère et sa sœur. Leur maison donnait sur la promenade du côté opposé à celui où j’y étais entré l’avant-veille. Après les premiers saluts affectueux, nous voilà à nous regarder et à prononcer des mots au hasard en souriant de notre mutuelle ignorance. La petite fille ne disait rien, sans doute par réserve ; mais, me souvenant qu’elle apprenait l’italien, j’essaye quelques mots de cette langue, auxquels elle répond avec l’accent guttural des Arabes, ce qui rend l’entretien fort peu clair.

Je tâchais d’exprimer ce qu’il y avait de singulier dans la ressemblance des deux femmes. L’une était la miniature de l’autre. Les traits vagues encore de l’enfant se dessinaient mieux chez la mère ; on pouvait prévoir entre ces deux âges une saison charmante qu’il serait doux de voir fleurir. Il y avait près de nous un tronc de palmier renversé depuis peu de jours par le vent, et dont les rameaux trempaient dans l’extrémité du bassin. Je le montrai du doigt en disant :

Oggi è il giorno delle palme.

Or, les fêtes cophtes, se réglant sur le calendrier primitif de l’Église, ne tombent pas en même temps que les nôtres. Toutefois la petite fille alla cueillir un rameau qu’elle garda à la main, et dit :

Io cosi sono Roumi. (Moi, comme cela, je suis Romaine !)

Au point de vue des Égyptiens, tous les Francs sont des Romains. Je pouvais donc prendre cela pour un compliment et pour une allusion au futur mariage… O Hymen, Hyménée ! je t’ai vu ce jour-là de bien près ! Tu ne dois être sans doute, selon nos idées européennes, qu’un frère puiné de l’Amour. Pourtant ne serait-il pas charmant de voir grandir et se développer près de soi l’épouse que l’on s’est choisie, de remplacer quelque temps le père avant d’être l’amant !… Mais pour le mari quel danger !

En sortant du jardin, je sentais le besoin de consulter mes amis du Caire. J’allai voir Soliman-Aga.

— Mariez-vous donc de par Dieu ! me dit-il, comme Pantagruel à Panurge.

J’allai de là chez le peintre de l’hôtel Domergue, qui me cria de toute sa voix de sourd :

— Si c’est devant le consul… ne vous mariez pas !

Il y a, quoi qu’on fasse, un certain préjugé religieux qui domine l’Européen en Orient, du moins dans les circonstances graves. Faire un mariage à la cophte, comme on dit au Caire, ce n’est rien que de fort simple ; mais le faire avec une toute jeune enfant, qu’on vous livre pour ainsi dire, et qui contracte un lien illusoire pour vous-même, c’est une grave responsabilité morale assurément.

Comme je m’abandonnais à ces sentiments délicats, je vis arriver Abdallah revenu de Suez ; j’exposai ma situation.

— Je m’étais bien douté, s’écria-t-il, qu’on profiterait de mon absence pour vous faire faire des sottises. Je connais la famille. Vous êtes-vous inquiété de la dot ?

— Oh ! peu m’importe ; je sais qu’ici ce doit être peu de chose.

— On parle de vingt mille piastres (cinq mille francs).

— Eh bien, c’est toujours cela.

— Comment donc ! mais c’est vous qui devez les payer.

— Ah ! c’est bien différent… Ainsi, il faut que j’apporte une dot, au lieu d’en recevoir une ?

— Naturellement. Ignorez-vous que c’est l’usage ici ?

— Comme on me parlait d’un mariage à l’européenne…

— Le mariage, oui ; mais la somme se paye toujours. C’est un petit dédommagement pour la famille.

Je comprenais dès lors l’empressement des parents dans ce pays à marier les petites filles. Rien n’est plus juste d’ailleurs, à mon avis, que de reconnaître, en payant, la peine que de braves gens se sont donnée de mettre au monde et d’élever pour vous une jeune enfant gracieuse et bien faite. Il paraît que la dot, ou pour mieux dire le douaire, dont j’ai indiqué plus haut le minimum, croit en raison de la beauté de l’épouse et de la position des parents. Ajoutez à cela les frais de la noce, et vous verrez qu’un mariage à la cophte devient encore une formalité assez coûteuse. J’ai regretté que le dernier qui m’était proposé fût en ce moment-là au-dessus de mes moyens. Du reste, l’opinion d’Abdallah était que, pour le même prix, on pouvait acquérir tout un sérail au bazar des esclaves.