Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/XIII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 123-127).


XIII — LA JAVANAISE


Ab-el-Kérim nous avait quittés un instant pour répondre aux acheteurs turcs ; il revint à moi, et me dit qu’on était en train de faire habiller les Abyssiniennes qu’il voulait montrer.

— Elles sont ; dit-il, dans mon harem et traitées tout à fait comme les personnes de ma famille ; mes femmes les font manger avec elles. En attendant, si vous voulez en voir de très-jeunes, on va en amener.

On ouvrit une porte, et une douzaine de petites filles cuivrées se précipitèrent dans la cour comme des enfants en récréation. On les laissa jouer sous la cage de l’escalier avec les canards et les pintades, qui se baignaient dans la vasque d’une fontaine sculptée, reste de la splendeur évanouie de l’okel.

Je contemplais ces jeunes filles aux yeux si grands et si noirs, vêtues comme de petites sultanes, sans doute arrachées à leurs mères pour satisfaire la débauche des riches habitants de la ville. Abdallah me dit que plusieurs d’entre elles n’appartenaient pas au marchand, et étaient mises en vente pour le compte de leurs parents, qui faisaient exprès le voyage du Caire, et croyaient préparer ainsi à leurs enfants la condition la plus heureuse.

— Sachez, du reste, ajouta-t-il, qu’elles sont plus chères que les femmes nubiles.

Queste fanciulle sono cucite[1] ! dit Abd-el-Kérim dans son italien corrompu.

— Oh ! l’on peut être tranquille et acheter avec confiance, observa Abdallah d’un ton de connaisseur, les parents ont tout prévu.

— Eh bien, me disais-je en moi-même, je laisserai ces enfants à d’autres ; le musulman, qui vit selon sa loi, peut en toute conscience répondre à Dieu du sort de ces pauvres petites âmes ; mais, moi, si j’achète une esclave, c’est avec la pensée qu’elle sera libre, même de me quitter.

Ad-el-Kérim vint me rejoindre, et me fit monter dans la maison. Abdallah resta discrètement au pied de l’escalier.

Dans une grande salle aux lambris sculptés qu’enrichissaient encore des restes d’arabesques peintes et dorées, je vis rangées contre le mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait l’éclat du bronze de Florence ; leur figure était régulière, leur nez droit, leur bouche petite ; l’ovale parfait de leur tête, l’emmanchement gracieux de leur col, la sérénité de leur physionomie leur donnaient l’air de ces madones peintes d’Italie dont la couleur a jauni par le temps. C’étaient des Abyssiniennes catholiques, des descendantes peut-être du prêtre Jean ou de la reine Candace.

Le choix était difficile ; elles se ressemblaient toutes, comme il arrive dans ces races primitives. Abd-el-Kérim, me voyant indécis et croyant qu’elles ne me plaisaient pas, en fit entrer une autre qui, d’un pas indolent, alla prendre place près du mur.

Je poussai un cri d’enthousiasme ; je venais de reconnaître l’œil en amande, la paupière oblique des Javanaises, dont j’ai vu des peintures en Hollande ; comme carnation, cette femme appartenait évidemment à la race jaune. Je ne sais quel goût de l’étrange et de l’imprévu, dont je ne pus me défendre, me décida en sa faveur. Elle était fort belle, du reste, et d’une solidité de formes qu’on ne craignait pas de laisser admirer ; l’éclat métallique de ses yeux, la blancheur de ses dents, la distinction des mains et la longueur des cheveux d’un ton d’acajou sombre, qu’on me fit voir en ôtant son tarbouch, ne laissaient rien à objecter aux éloges qu’Abd-el-Kérim exprimait en s’écriant :

Bono ! bono !

Nous redescendîmes et nous causâmes, avec l’aide d’Abdallah. Cette femme était arrivée la veille à la suite de la caravane, et n’était chez Abd-el-Kérim que depuis ce temps. Elle avait été prise toute jeune dans l’archipel indien par des corsaires de l’iman de Mascate.

— Mais, dis-je à Abdallah, si Abd-el-Kérim l’a mise hier avec ses femmes…

— Eh bien ? répondit le drogman en ouvrant des yeux étonnés.

Je vis que mon observation paraissait médiocre.

— Croyez-vous, dit Abdallah entrant enfin dans mon idée, que ses femmes légitimes le laisseraient faire la cour à d’autres ?… Et puis un marchand, songez-y donc ! Si cela se savait, il perdrait toute sa clientèle.

C’était une bonne raison. Abdallah me jura de plus qu’Abd-el-Kérim, comme bon musulman, avait dû passer la nuit en prières à la mosquée, vu la solennité de la fête de Mahomet.

Il ne restait plus qu’à parler du prix. On demanda cinq bourses (six cent vingt-cinq francs) ; j’eus l’idée d’offrir seulement quatre bourses ; mais, en songeant que c’était marchander une femme, ce sentiment me parut bas. De plus, Abdallah me fit observer qu’un marchand turc n’avait jamais deux prix.

Je demandai son nom… J’achetais le nom aussi, naturellement.

Z’n’b’! dit Abd-el-Kérim.

Z’n’b’ répéta Abdallah avec un grand effort de contraction nasale.

Je ne pouvais pas comprendre que l’éternuement de trois consonnes représentât un nom. Il me fallut quelque temps pour deviner que cela pouvait se prononcer Zeynab.

Nous quittâmes Abd-el-Kérim, après avoir donné des arrhes, pour aller chercher la somme, qui reposait à mon compte chez un banquier du quartier franc.

En traversant la place de l’Esbekieh, nous assistâmes à un spectacle extraordinaire. Une grande foule était rassemblée pour voir la cérémonie de la dohza. Le cheik ou l’émir de la caravane devait passer à cheval sur le corps des derviches tourneurs et hurleurs qui s’exerçaient depuis la veille autour des mâts et sous des tentes. Ces malheureux s’étaient étendus à plat ventre sur le chemin de la maison du cheik El-Bekry, chef de tous les derviches, située à l’extrémité sud de la place, et formaient une chaussée humaine d’une soixantaine de corps.

Cette cérémonie est regardée comme un miracle destiné à convaincre les infidèles ; aussi laisse-t-on volontiers les Francs se mettre aux premières places. Un miracle public est devenu une chose assez rare, depuis que l’homme s’est avisé, comme dit Henri Heine, de regarder dans les manches du bon Dieu… Mais celui-là, si c’en est un, est incontestable. J’ai vu de mes yeux le vieux cheik des derviches, couvert d’un benich blanc, avec un turban jaune, passer à cheval sur les reins de soixante croyants pressés sans le moindre intervalle, ayant les bras croisés sous leur tête. Le cheval était ferré. Ils se relevèrent tous sur une ligne en chantant Allah !

Les esprits forts du quartier franc prétendent que c’est un phénomène analogue à celui qui faisait jadis supporter aux convulsionnaires des coups de chenet dans l’estomac. L’exaltation où se mettent ces gens développe une puissance nerveuse qui supprime le sentiment et la douleur, et communique aux organes une force de résistance extraordinaire.

Les musulmans n’admettent pas cette explication, et disent qu’on a fait passer le cheval sur des verres et des bouteilles sans qu’il pût rien casser.

Voilà ce que j’aurais voulu voir.

Il n’avait pas fallu moins qu’un tel spectacle pour me faire perdre de vue un instant mon acquisition. Le soir même, je ramenais triomphalement l’esclave voilée à ma maison du quartier cophte. Il était temps, car c’était le dernier jour du délai que m’avait accordé le cheik du quartier. Un domestique de l’okel la suivait avec un âne chargé d’une grande caisse verte.

Abd-el-Kérim avait bien fait les choses. Il y avait dans le coffre deux costumes complets.

— C’est à elle, me fit-il dire ; cela lui vient d’un cheik de la Mecque auquel elle a appartenu, et maintenant c’est à vous.

On ne peut pas voir certainement de procédé plus délicat.

  1. Il est difficile de rendre ou de traduire le sens de cette observation.