Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 89-91).


IV — LE KHANOUN


Je rentrai chez moi plein de ces réflexions, ayant depuis longtemps renvoyé le drogman pour qu’il m’y attendît, car je commence à ne plus me perdre dans les rues ; je trouvai la maison pleine de monde. Il y avait d’abord des cuisiniers envoyés par M. Jean, qui fumaient tranquillement sous le vestibule, où ils s’étaient fait servir du café ; puis le juif Yousef, au premier étage, se livrant aux délices du narghilé, et d’autres gens encore menant grand bruit sur la terrasse. Je réveillai le drogman qui faisait son kief (sa sieste) dans la chambre du fond. Il s’écria comme un homme au désespoir :

— Je vous l’avais bien dit, ce matin !

— Mais quoi ?

— Que vous aviez tort de rester sur votre terrasse.

— Vous m’avez dit qu’il était bon de n’y monter que la nuit, pour ne pas inquiéter les voisins.

— Et vous y êtes resté jusqu’après le soleil levé.

— Eh bien ?

— Eh bien, il y a là-haut des ouvriers qui travaillent à vos frais et que le cheik du quartier a envoyés depuis une heure.

Je trouvai, en effet, des treillageurs qui travaillaient à boucher la vue de tout un côté de la terrasse.

— De ce côté, me dit Abdallah, est le jardin d’une khanoun (dame principale d’une maison) qui s’est plainte de ce que vous avez regardé chez elle,

— Mais je ne l’ai pas vue… malheureusement.

— Elle vous a vu, elle, cela suffit.

— Et quel âge a-t-elle, cette dame ?

— Oh ! c’est une veuve ; elle a bien cinquante ans.

Cela me parut si ridicule, que j’enlevai et jetai au dehors les claies dont on commerçait à entourer la tentasse ; les ouvriers, surpris, se retirèrent sans rien dire, car personne au Caire, à moins d’être de race turque, n’oserait résister à un Franc. Le drogman et le juif secouèrent la tête sans trop se prononcer. Je fis monter les cuisiniers, et je retins celui d’entre eux qui me parut le plus intelligent. C’était un Arabe, à l’œil noir, qui s’appelait Mustafa ; il parut très-satisfait d’une piastre et demie par journée que je lui fis promettre. Un des autres s’offrit à l’aider pour une piastre seulement ; je ne jugeai pas à propos d’augmenter à ce point mon train de maison.

Je commençais à causer avec le juif, qui me développait ses idées sur la culture des mûriers et l’élève des vers à soie, lorsqu’on frappa à la porte. C’était le vieux cheik qui ramenait ses ouvriers. Il me fit dire que je le compromettais dans sa place, que je reconnaissais mal sa complaisance de m’avoir loué sa maison. Il ajouta que la khanoun était furieuse surtout de ce que j’avais jeté dans son jardin les claies posées sur ma terrasse, et qu’elle pourrait bien se plaindre au cadi.

J’entrevis une série de désagréments, et je tâchai de m’excuser sur mon ignorance des usages, l’assurant que je n’avais rien vu ni pu voir chez cette dame, ayant la vue très-basse…

— Vous comprenez, me dit-il encore, combien l’on craint ici qu’un œil indiscret ne pénètre dans l’intérieur des jardins et des cours, puisque l’on choisit toujours des vieillards aveugles pour annoncer la prière du haut des minarets.

— Je savais cela, lui dis-je.

— Il conviendrait, ajouta-t-il, que votre femme fît une visite à la khanoun, et lui portât quelque présent, un mouchoir, une bagatelle.

— Mais vous savez, repris-je embarrassé, que, jusqu’ici…

Machallah ! s’écria-t-il en se frappant la tête, je n’y songeais plus ! Ah ! quelle fatalité d’avoir des frenguis dans ce quartier ! Je vous avais donné huit jours pour suivre la loi. Fussiez-vous musulman, un homme qui n’a pas de femme ne peut habiter qu’à l’okel (khan ou caravansérail) ; vous ne pouvez rester ici.

Je le calmai de mon mieux ; je lui représentai que j’avais encore deux jours sur ceux qu’il m’avait accordés ; au fond, je voulais gagner du temps et m’assurer s’il n’y avait pas dans tout cela quelque supercherie tendante à obtenir une somme en sus de mon loyer payé à l’avance. Aussi pris-je, après le départ du cheik, la résolution d’aller trouver le consul de France.