Voyage en Orient (Nerval)/Les Akkals - L’Antiliban/I

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 386-391).


I — LE PAQUEBOT


Il faut s’attendre, sur les navires arabes et grecs, à ces traversées capricieuses qui renouvellent les destins errante d’Ulysse et de Télémaque ; le moindre coup de vent les emporte à tous les coins de la Méditerranée ; ainsi l’Européen qui veut aller d’un point à l’autre des côtes de Syrie est-il forcé d’attendre le passage du paquebot anglais qui fait seul le service des échelles de la Palestine. Tous les mois, un simple brick, qui n’est pas même un vapeur, remonte et descend ces échelons de cités illustres qui s’appelaient Béryte, Sidon, Tyr, Ptolémaïs et Césarée, et qui n’ont conservé ni leurs noms ni même leurs ruines. À ces reines des mers et du commerce dont elle est l’unique héritière, l’Angleterre ne fait pas seulement l’honneur d’un steamboat. Cependant les divisions sociales si chères à cette nation libre sont strictement observées sur le pont, comme s’il s’agissait d’un vaisseau de premier ordre. Les first places sont interdites aux passagers inférieurs, c’est-à-dire à ceux dont la bourse est la moins garnie, et cette disposition étonne parfois les Orientaux quand ils voient des marchands aux places d’honneur, tandis que des cheiks, des chérifs ou même des émirs se trouvent confondus avec les soldats et les valets. En général, la chaleur est trop grande pour que l’on couche dans les cabines, et chaque voyageur, apportant son lit sur son dos comme le paralytique de l’Évangile, choisit une place sur le pont pour le sommeil et pour la sieste ; le reste du temps, il se tient accroupi sur son matelas ou sur sa natte, le dos appuyé contre le bordage et fumant sa pipe ou son narghilé. Les Francs seuls passent la journée à se promener sur le pont, à la grande surprise des Levantins, qui ne comprennent rien à cette agitation d’écureuil. Il est difficile d’arpenter ainsi le plancher sans accrocher les jambes de quelque Turc ou Bédouin, qui fait un soubresaut farouche, porte la main à son poignard et lâche des imprécations, se promettant de vous retrouver ailleurs. Les musulmans qui voyagent avec leur sérail, et qui n’ont pas assez payé pour obtenir un cabinet séparé, sont obligés de laisser leurs femmes, dans une sorte de parc formé à l’arrière par des balustrades, et où elles se pressent comme des agneaux. Quelquefois, le mal de mer les gagne, et il faut alors que chaque époux s’occupe d’aller chercher ses femmes, de les faire descendre et de les ramener ensuite au bercail. Rien n’égale la patience d’un Turc pour ces mille soins de famille qu’il faut accomplir sous l’œil railleur des infidèles. C’est lui-même qui, matin et soir, s’en va remplir à la tonne commune les vases de cuivre destinés aux ablutions religieuses, qui renouvelle l’eau des narghilés, soigne les enfants incommodés du roulis, toujours pour soustraire le plus possible ses femmes ou ses esclaves au contact dangereux des Francs. Ces précautions n’ont pas lieu sur les vaisseaux où il ne se trouve que des passagers levantins. Ces derniers, bien qu’ils soient de religions diverses, observent entre eux une sorte d’étiquette, surtout en ce qui se rapporte aux femmes.

L’heure du déjeuner sonna pendant que le missionnaire anglais, embarqué avec moi pour Acre, me faisait remarquer un point de la côte qu’on suppose être le lieu même où Jonas s’élança du ventre de la baleine. Une petite mosquée indique la piété des musulmans pour cette tradition biblique, et, à ce propos, j’avais entamé avec le révérend une de ces discussions religieuses qui ne sont plus de mode en Europe, mais qui naissent si naturellement entre voyageurs dans ces pays où l’on sent que la religion est tout.

— Au fond, lui disais-je, le Coran n’est qu’un résumé de l’Ancien et du Nouveau Testament rédigé en d’autres termes et augmenté de quelques prescriptions particulières au climat. Les musulmans honorent le Christ comme prophète, sinon comme dieu ; ils révèrent la Kadra Myriam (la Vierge Marie), et aussi nos anges, nos prophètes et nos saints ; d’où vient donc l’immense préjugé qui les sépare encore des chrétiens et qui rend toujours entre eux les relations mal assurées ?

— Je n’accepte pas cela pour ma croyance, disait le révérend, et je pense que les protestants et les Turcs finiront un jour par s’entendre. Il se formera quelque secte intermédiaire, une sorte de christianisme oriental…

— Ou d’islamisme anglican, lui dis-je. Mais pourquoi le catholicisme n’opérerait-il pas cette fusion ?

— C’est qu’aux yeux des Orientaux, les catholiques sont idolâtres. Vous avez beau leur expliquer que vous ne rendez pas un culte à la figure peinte ou sculptée, mais à la personne divine qu’elle représente ; que vous honorez, mais que vous n’adorez pas les anges et les saints : ils ne comprennent pas cette distinction. Et, d’ailleurs, quel peuple idolâtre a jamais adoré le bois ou le métal lui-même ? Vous êtes donc pour eux à la fois des idolâtres et des polythéistes, tandis que les diverses communions protestantes…

Notre discussion, que je résume ici, continuait encore après le déjeuner, et ces dernières paroles avaient frappé l’oreille d’un petit homme à l’œil vif, à la barbe noire, vêtu d’un caban grec dont le capuchon, relevé sur sa tête, dissimulait la coiffure, seul indice en Orient des conditions et des nationalités.

Nous ne restâmes pas longtemps dans l’indécision.

— Eh ! sainte Vierge ! s’écria-t-il, les protestants n’y feront pas plus que les autres. Les Turcs seront toujours les Turcs !

Il prononçait Turs.

L’interruption indiscrète et l’accent provençal de ce personnage ne me rendirent pas insensible au plaisir de rencontrer un compatriote. Je me tournai donc de son côté, et je lui répondis quelques paroles auxquelles il répliqua avec volubilité.

— Non, monsieur, il n’y a rien à faire avec le Tur (Turc) ; c’est un peuple qui s’en va !… Monsieur, je fus ces temps derniers à Constantinople ; je me disais : « Où sont les Turs ?… » Il n’y en a plus !

Le paradoxe se réunissait à la prononciation pour signaler de plus en plus un enfant de la Cannebière. Seulement, ce mot Tur, qui revenait à tout moment, m’agaçait un peu.

— Vous allez loin ! lui répliquai-je ; j’ai moi-même vu déjà un assez bon nombre de Turcs…

J’affectais de dire ce mot en appuyant sur la désinence ; le Provençal n’acceptait pas cette leçon.

— Vous croyez que ce sont des Turs que vous avez vus ? disait-il en prononçant la syllabe d’une voix encore plus flutée ; ce ne sont pas de vrais Turs : j’entends le Tur Osmanli… tous les musulmans ne sont pas des Turs !

Après tout, un Méridional trouve sa prononciation excellente et celle d’un Parisien fort ridicule ; je m’habituais à celle de mon voisin mieux qu’à son paradoxe.

— Êtes-vous bien sûr, lui dis-je, que cela soit ainsi ?

— Eh ! monsieur, j’arrive de Constantinople ; ce sont tous là des Grecs, des Arméniens, des Italiens, des gens de Marseille. Tous les Turs que l’on peut trouver, on en fait des cadis, des ulémas, des pachas ; ou bien on les envoie en Europe pour les faire voir. Que voulez-vous ! tous leurs enfants meurent ; c’est une race qui s’en va !

— Mais, lui dis-je, ils savent encore assez bien garder leurs provinces, cependant.

— Eh ! monsieur, qu’est-ce qui les maintient ? C’est l’Europe, ce sont les gouvernements qui ne veulent rien changer à ce qui existe, qui craignent les révolutions, les guerres, et dont chacun veut empêcher que l’autre prenne la part la plus forte ; c’est pourquoi ils restent en échec à se regarder le blanc des yeux, et, pendant ce temps, ce sont les populations qui en souffrent ! On vous parle des armées du sultan ; qu’y voyez-vous ? Des Albanais, des Bosniaques, des Circassiens, des Kurdes ; les marins, ce sont des Grecs ; les officiers seuls sont de la race turque. On les met en campagne ; tout cela se sauve au premier coup de canon, ainsi que nous avons vu maintes fois…, à moins que les Anglais ne soient là pour leur tenir la baïonnette au dos, comme dans les affaires de Syrie.

Je me tournai du côté du missionnaire anglais ; mais il s’était éloigné de nous et se promenait sur l’arrière.

— Monsieur, me dit le Marseillais en me prenant le bras, qu’est-ce que vous croyez que les diplomates feront quand les rayas viendront leur dire : « Voilà le malheur qui nous arrive ; il n’y a plus un seul Tur dans tout l’empire… Nous ne savons que faire, nous vous apportons les clefs de tout ! »

L’audace de cette supposition me fit rire de tout mon cœur. Le Marseillais continua imperturbablement :

— L’Europe dira : « Il doit y en avoir encore quelque part, cherchons bien !… Est-ce possible ? Plus de pachas, plus de vizirs, plus de muchirs, plus de nazirs ?… Cela va déranger toutes les relations diplomatiques. À qui s’adresser ? Comment ferons-nous pour continuer à payer les drogmans ? »

— Ce sera embarrassant en effet.

— Le pape, de son côté, dira : « Eh ! mon Dieu ! comment faire ? Qu’est-ce qui va donc garder le saint sépulcre à présent ? Voilà qu’il n’y a plus de Turs[1] !…

Un Marseillais développant un paradoxe ne vous en tient pas quitte facilement. Celui-là semblait heureux d’avoir pris le contre-pied du mot naïf d’un de ses concitoyens : « Vous allez à Constantinople ?… Vous y verrez bien des Turs ! »

Ce tableau, plein d’exagération sans doute, me frappait par quelques traits de vérité. Que le nombre des Turcs ait diminué beaucoup, cela n’est pas douteux ; les races d’hommes s’altèrent et se perdent sons certaines influences, comme celles des animaux. Déjà depuis longtemps, la principale force de l’empire turc reposait dans l’énergie de milices étrangères d’origine à la race d’Othman, telles que les mamelouks et les janissaires. Aujourd’hui, c’est à l’aide de quelques légions d’Albanais que la Porte maintient sous la loi du croissant vingt millions de Grecs, de catholiques et d’Arméniens. Le pourrait-elle encore sans l’appui moral de la diplomatie européenne et sans les secours armés de l’Angleterre ? Quand on songe que cette Syrie, dont les canons anglais ont bombardé tous les ports en 1840, et cela, au profit des Turcs, est la même terre où toute l’Europe féodale s’est ruée pendant six siècles, et que nos religions d’État tiennent pour sacrée, on peut croire que le sentiment religieux est tombé bien bas en Europe. Les Anglais n’ont pas même eu l’idée de réserver aux chrétiens l’héritage envahi de Richard Cœur-de-lion.

Je voulais communiquer ces réflexions au révérend ; mais, quand je revins près de lui, il m’accueillit d’un air très-froid. Je compris qu’étant aux premières places, il trouvait inconvenant que je me fusse entretenu avec quelqu’un des secondes. Désormais je n’avais plus droit à faire partie de sa société ; il regrettait sans doute amèrement d’avoir entamé quelques relations avec un homme qui ne se conduisait pas en gentleman. Peut-être m’avait-il pardonné, à cause de mon costume levantin, de ne point porter de gants jaunes et de bottes vernies ; mais se prêter à la conversation du premier venu, c’était décidément improper ! Il ne me reparla plus.

  1. On ne doit certainement pas prendre au sérieux cette plaisanterie méridionale, qui se rapporte aux circonstances d’une autre époque. Si jadis la force de l’empire turc reposait sur l’énergie de milices étrangères d’origine à la race d’Othman, la Porte a su se débarrasser enfin de cet élément dangereux, et reconquérir une puissance dont l’exécution sincère des idées de la Réforme lui assurera la durée.