Voyage en Orient (Nerval)/La montagne/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 261-264).


II — LE KIEF


Beyrouth, à ne considérer que l’espace compris dans ses remparts et sa population intérieure, répondrait mal à l’idée que s’en fait l’Europe, qui reconnaît en elle la capitale du Liban. Il faut tenir compte aussi des quelques centaines de maisons entourées de jardins qui occupent le vaste amphithéâtre dont ce port est le centre, troupeau dispersé que surveille une haute construction carrée, garnie de sentinelles turques, et qu’on appelle la tour de Fakardin. Je demeurais dans une de ces maisons, éparses sur la côte comme les bastides qui entourent Marseille, et, prêt à partir pour visiter la montagne, je n’avais que le temps de me rendre à Beyrouth pour trouver un cheval, un mulet, ou même un chameau. J’aurais encore accepté un de ces beaux ânes à la haute encolure, au pelage zébré, qu’on préfère aux chevaux en Égypte, et qui galopent dans la poussière avec une ardeur infatigable ; mais, en Syrie, cet animal n’est pas assez robuste pour gravir les chemins pierreux du Liban, et pourtant sa race ne devrait-elle pas être bénie entre toutes pour avoir servi de monture au prophète Balaam et au Messie ?

Je réfléchissais là-dessus en me rendant pédestrement à Beyrouth vers ce moment de la journée où, selon l’expression des Italiens, on ne voit guère vaguer en plein soleil que gli cani e gli Francesi. Or, ce dicton m’a toujours paru faux à l’égard des chiens, qui, aux heures de la sieste, savent très-bien s’étendre lâchement à l’ombre et ne sont guère pressés de gagner des coups de soleil. Quant au Français, tâchez donc de le retenir sur un divan ou sur une natte, pour peu surtout qu’il ait en tête une affaire, un désir, ou même une simple curiosité ! Le démon de midi lui pèse rarement sur la poitrine, et ce n’est pas pour lui que l’informe Smarra roule ses prunelles jaunâtres dans sa grosse tête de nain.

Je traversais donc la plaine à cette heure du jour que les Méridionaux consacrent à la sieste, et les Turcs au kief. Un homme qui erre ainsi, quand tout le monde dort, court grand risque, en Orient, d’exciter les soupçons qu’on aurait chez nous d’un vagabond nocturne ; pourtant les sentinelles de la tour de Fakardin n’eurent pour moi que cette attention compatissante que le soldat qui veille accorde au passant attardé. À partir de cette tour, une plaine assez vaste permet d’embrasser d’un coup d’œil tout le profil oriental de la ville, dont l’enceinte et les tours crénelées se développent jusqu’à la mer. C’est encore la physionomie d’une ville arabe de l’époque des croisades ; seulement, l’influence européenne se trahit par les mâts nombreux des maisons consulaires, qui, le dimanche et les jours de fête, se pavoisent de drapeaux.

Quant à la domination turque, elle a, comme partout, appliqué là son cachet personnel et bizarre. Le pacha a eu l’idée de faire démolir une portion des murs de la ville où s’adosse le palais de Fakardin, pour y construire un de ces kiosques en bois peint à la mode de Constantinople, que les Turcs préfèrent aux plus somptueux palais de pierre ou de marbre. Veut-on savoir, d’ailleurs, pourquoi les Turcs n’habitent que des maisons de bois ? pourquoi les palais mêmes du sultan, bien qu’ornés de colonnes de marbre, n’ont que des murailles de sapin ? C’est que, d’après un préjugé particulier à la race d’Othman, la maison qu’un Turc se fait bâtir ne doit pas durer plus que lui-même ; c’est une tente dressée sur un lieu de passage, un abri momentané, où l’homme ne doit pas tenter de lutter contre le destin en éternisant sa race, en essayant ce difficile hymen de la terre et de la famille où tendent les peuples chrétiens.

Le palais forme un angle en retour duquel s’ouvre la porte de la ville, avec son passage obscur et frais où l’on se refait un peu de l’ardeur du soleil réverbéré par le sable de la plaine qu’on vient de traverser. Une belle fontaine de pierre ombragée par un sycomore magnifique, les dômes gris d’une mosquée et ses minarets gracieux, une maison de bains toute neuve et de construction moresque, voilà ce qui s’offre aux regards en entrant dans Beyrouth, comme la promesse d’un séjour paisible et riant. Plus loin, cependant, les murailles s’élèvent et prennent une physionomie sombre et claustrale.

Mais pourquoi ne pas entrer au bain pendant ces heures de chaleur intense et morne que je passerais tristement à parcourir les rues désertes ? J’y pensais, quand l’aspect d’un rideau bleu tendu devant la porte m’apprit que c’était l’heure où l’on ne recevait dans le bain que des femmes. Les hommes n’ont pour eux que le matin et le soir… et malheur sans doute à qui s’oublierait sous une estrade ou sous un matelas à l’heure où un sexe succède à l’autre ! Franchement un Européen seul serait capable d’une telle idée, qui confondrait l’esprit d’un musulman.

Je n’étais jamais entré dans Beyrouth à cette heure indue, et je m’y trouvais comme cet homme des Mille et une Nuits pénétrant dans une ville des mages dont le peuple est changé en pierre. Tout dormait encore profondément ; les sentinelles sous la porte, sur la place les âniers qui attendaient les dames, endormies aussi probablement dans les hautes galeries du bain ; les marchands de dattes et de pastèques établis près de la fontaine, le kafedji dans sa boutique avec tous ses consommateurs, le hamal ou portefaix la tête appuyée sur son fardeau, le chamelier près de sa bête accroupie, et de grands diables d’Albanais formant corps de garde devant le sérail du pacha : tout cela dormait du sommeil de l’innocence, laissant la ville à l’abandon.

C’est à une heure pareille et pendant un sommeil semblable que trois cents Druses s’emparèrent un jour de Damas. Il leur avait suffi d’entrer séparément, de se mêler à la foule des campagnards qui, le matin, remplit les bazars et les places ; puis ils avaient feint de s’endormir comme les autres ; mais leurs groupes, habilement distribués, s’emparèrent dans le même instant des principaux postes, pendant que la troupe principale pillait les riches bazars et y mettait le feu. Les habitants, réveillés en sursaut, croyaient avoir affaire à une armée et se barricadaient dans leurs maisons ; les soldats en faisaient autant dans leurs casernes, si bien qu’au bout d’une heure, les trois cents cavaliers regagnaient, chargés de butin, leurs retraites inattaquables du Liban.

Voilà ce qu’une ville risque à dormir en plein jour. Cependant, à Beyrouth, la colonie européenne ne se livre pas tout entière aux douceurs de la sieste. En marchant vers la droite, je distinguai bientôt un certain mouvement dans une rue ouverte sur la place ; une odeur pénétrante de friture révélait le voisinage d’une trattoria, et l’enseigne du célèbre Battista ne tarda pas à attirer mes yeux. Je connaissais trop les hôtels destinés, en Orient, aux voyageurs d’Europe pour avoir songé un instant à profiter de l’hospitalité du seigneur Battista, l’unique aubergiste franc de Beyrouth. Les Anglais ont gâté partout ces établissements, plus modestes d’ordinaire dans leur tenue que dans leurs prix. Je pensai dans ce moment-là qu’il n’y aurait pas d’inconvénient à profiter de la table d’hôte, si l’on m’y voulait bien admettre. À tout hasard, je montai.