Voyage en Orient (Nerval)/Introduction/VIII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 22-25).


VIII — LES CYCLADES


Cérigo et Cérigotto montraient encore à l’horizon leurs contours anguleux ; bientôt nous tournâmes la pointe du cap Malée, passant si près de la Morée, que nous distinguions tous les détails du paysage. Une habitation singulière attira nos regards ; cinq ou six arcades de pierre soutenaient le devant d’une sorte de grotte précédée d’un petit jardin. Les matelots nous dirent que c’était la demeure d’un ermite, qui depuis longtemps vivait et priait sur ce promontoire isolé. C’est un lieu magnifique, en effet, pour rêver au bruit des flots comme un moine romantique de Byron ! Les vaisseaux qui passent envoient quelquefois une barque porter des aumônes à ce solitaire, qui probablement est en proie à la curiosité des Anglais. Il ne se montra pas pour nous : peut-être est-il mort.

À deux heures du matin, le bruit de la chaîne laissant tomber l’ancre nous éveillait tous, et nous annonçait entre deux rêves que, ce jour-là même, nous foulerions le sol de la Grèce véritable et régénérée. La vaste rade de Syra nous entourait comme un croissant.

Je vis depuis ce matin dans un ravissement complet. Je voudrais m’arrêter tout à fait chez ce bon peuple hellène, au milieu de ces îles aux noms sonores, et d’où s’exhale comme un parfum du Jardin des Racines grecques. Ah ! que je remercie à présent mes bons professeurs, tant de fois maudits, de m’avoir appris de quoi pouvoir déchiffrer, à Syra, l’enseigne d’un barbier, d’un cordonnier ou d’un tailleur. Eh quoi ! voici bien les mêmes lettres rondes et les mêmes majuscules… que je savais si bien lire du moins, et que je me donne le plaisir d’épeler tout haut dans la rue.

Καλιμέρα (bonjour), me dit le marchand d’un air affable, en me faisant l’honneur de ne pas me croire Parisien.

Πόσα (combien) ? dis-je en choisissant quelque bagatelle.

Δέϰα δράγμαι (dix drachmes), me répond-il d’un ton classique.

Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, et ne se doute pas qu’il parle en ce moment comme un personnage de Lucien.

Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me crie comme Caron à Ménippe :

Ἀπόδος, ὦ ϰατὰρατε, τὰ πορθμεῖα ! (paye-moi, gredin, le prix du passage !)

Il n’est pas satisfait d’un demi-franc que je lui ai donné ; il veut une drachme (quatre-vingt-dix centimes) : il n’aura pas même une obole. Je lui réponds vaillamment avec quelques phrases des Dialogues des Morts. Il se retire en grommelant des jurons d’Aristophane.

Il me semble que je marche au milieu d’une comédie. Le moyen de croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé à gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont l’épais flocon de soie retombe sur l’épaule, avec des ceintures hérissées d’armes éclatantes, des jambières et des babouches ! C’est encore le costume exact de l’Île des Pirates ou du Siège de Missolonghi. Chacun passe pourtant sans se douter qu’il a l’air d’un comparse, et c’est mon hideux vêtement de Paris qui provoque seul, parfois, un juste accès d’hilarité.

Oui, mes amis ! c’est moi qui suis un barbare, un grossier fils du Nord, et qui fais tache dans votre foule bigarrée. Comme le Scythe Anacharsis… Oh ! pardon, je voudrais bien me tirer de ce parallèle ennuyeux.

Mais c’est bien le soleil d’Orient et non le pâle soleil du lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier aspect produit l’effet d’une décoration impossible. Je marche en pleine couleur locale, unique spectateur d’une scène étrange, où le passé renaît sous l’enveloppe du présent.

Tenez, ce jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe en portant sur l’épaule le corps difforme d’un chevreau noir… Dieux puissants ! c’est une outre de vin, une outre homérique, ruisselante et velue. Le garçon sourit de mon étonnement, et m’offre gracieusement de délier l’une des pattes de sa bête, afin de remplir ma coupe d’un vin de Samos emmiellé.

— Ô jeune Grec ! dans quoi me verseras-tu ce nectar ? car je ne possède point de coupe, je te l’avouerai.

Πίθι (bois) ? me dit-il en tirant de sa ceinture une corne tronquée garnie de cuivre et faisant jaillir de la patte de l’outre un flot du liquide écumeux.

J’ai tout avalé sans grimace et sans rien rejeter, par respect pour le sol de l’antique Scyros que foulèrent les pieds d’Achille enfant !

Je puis dire aujourd’hui que cela sentait affreusement le cuir, la mélasse et la colophane ; mais assurément c’est bien là le même vin qui se buvait aux noces de Pélée, et je bénis les dieux qui m’ont fait l’estomac d’un Lapithe sur les jambes d’un Centaure.

Ces dernières ne m’ont pas été inutiles non plus dans cette ville bizarre, bâtie en escalier, et divisée en deux cités. L’une bordant la mer (la neuve), et l’autre (la cité vieille) couronnant la pointe d’une montagne en pain de sucre, qu’il faut gravir aux deux tiers avant d’y arriver.

Me préservent les chastes Piérides de me dire aujourd’hui des monts rocailleux de la Grèce ! ce sont les os puissants de cette vieille mère (la nôtre à tous) que nous foulons d’un pied débile. Ce gazon rare où fleurit la triste anémone rencontre à peine assez de terre pour étendre sur elle un reste de manteau jauni. Ô Muses ! ô Cybèle !… Quoi ! pas même une broussaille, une touffe d’herbe plus haute indiquant la source voisine !… Hélas ! j’oubliais que, dans la ville neuve où je viens de passer, l’eau pure se vend au verre, et que je n’ai rencontré qu’un porteur de vin.

Me voici donc enfin dans la campagne, entre les deux villes. L’une, au bord de la mer, étalant son luxe de favorite des marchands et des matelots, son bazar à demi turc, ses chantiers de navires, ses magasins et ses fabriques neuves, sa grande rue bordée de merciers, de tailleurs et de libraires ; et, sur la gauche, tout un quartier de négociants, de banquiers et d’armateurs, dont les maisons, déjà splendides, gravissent et couvrent peu à peu le rocher, qui tourne à pic sur une mer bleue et profonde. L’autre, qui, vue du port, semblait former la pointe d’une construction pyramidale, se montre maintenant détachée de sa base apparente par un large pli de terrain, qu’il faut traverser avant d’atteindre la montagne, dont elle coiffe bizarrement le sommet.

Qui ne se souvient de la ville de Laputa du bon Swift, suspendue dans les airs par une force magique et venant de temps à autre se poser quelque part sur notre terre pour y faire provision de ce qui lui manque. Voilà exactement le portrait de Syra la vieille, moins la faculté de locomotion. C’est bien elle encore qui « d’étage en étage escalade la nue, » avec vingt rangées de petites maisons à toits plats, qui diminuent régulièrement jusqu’à l’église de Saint-Georges, dernière assise de cette pointe pyramidale. Deux autres montagnes plus hautes élèvent derrière celle-ci leur double piton, entre lequel se détache de loin cet angle de maisons blanchies à la chaux. Cela forme un coup d’œil tout particulier.