Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre VIII



La pétulance et l’exagération italiennes ne se voient nulle part aussi nettement que dans l’exécution d’un ballet et ce genre d’ouvrage trahit un côté du caractère méridional tout à fait naïf et enfantin. Le ballet pantomime de l’Italie ressemble, par le fond, à l’ancien mélodrame français. Il est orné, comme lui, de cavernes de brigands, de fioles empoisonnées, d’un traître, d’un tyran et d’un enfant courageux. Pour bien jour de ces représentations, il faut se mettre au point de vue d’un écolier âgé de dix ans. C’est une concession que le public de ce pays-là fait volontiers à l’auteur.

Le parterre italien s’émeut trop facilement pour pouvoir supporter une action dramatique forte ou terrible. Une tragédie de Shakespeare, exactement traduite, causerait des évanouissements dans la salle ou bien un cri général d’horreur et de réprobation. La tragédie classique d’Alfieri est, comme la nôtre, une suite de récits avec une action énergique, mais qui se passe dans les coulisses parce que le spectateur n’aurait pas la force de la voir. En Italie, les grandes péripéties appartiennent au ballet qui les adoucit par la musique, les voile à demi par la pantomime et les rend agréables à l’œil sous le satin blanc, les toques de velours et les paillettes. Ces précautions une fois prises, le spectateur étant assuré contre l’excès d’émotion, les acteurs peuvent donner librement carrière à l’emphase et à l’exagération. L’artiste italien nage heureux dans le ballet comme le poisson dans l’eau, à cause de la nécessité d’élargir ses mouvements sur l’échelle énorme de la perspective. La cadence de la chorégraphie, au lieu d’être une entrave, ne le met que plus à l’aise.

Il faut voir deux personnages qui doivent se jeter dans les bras l’un de l’autre, se rapprocher en mesure, faire deux pas en arrière, trois en avant, reculer encore et s’avancer de nouveau et s’embrasser enfin, à point nommé, sur le coup d’archer des violons. Il faut voir, pendant ce temps-là, les cinquante figurants parfaitement alignés, témoigner l’attendrissement ou la joie par des gestes d’un ensemble irréprochable ; tous les yeux levés au ciel ; toutes les jambes écartées dans la même posture, toutes les mains à la fois sur tous les cœurs ; ils se remuent comme un seul homme. Le premier jour, vous en riez car la nature est trop loin de là pour que votre esprit se prête à la convention ; mais bientôt vous vous accoutumez à cette symétrie qui est un art, au fond ; et si un moment pathétique arrive, si l’acteur est bon et la musique touchante, vous finissez par y prendre du plaisir et par distinguer autre chose que du bruit, des grimaces et des gambades.

Essayons l’analyse de Floreska, ballet-mélodrame à grand tapage et d’une conception facile. Le ballet est la mort des orchestres. On ne sait pas assez de gré aux pauvres musiciens de se démancher les épaules ou de souffler leurs poumons dans des tubes, tandis que l’acteur, qui se démène comme un diable, prend un exercice violent, à la vérité, mais salutaire. Quand je vois les trombones éclater en gammes chromatiques pour nous faire entendre ce que pense un personnage secondaire, qui n’a pas même de panache sur la tête, je soutiens qu’on abuse des instruments et qu’on prodigue les cuivres.

Une autre réforme importante à faire au ballet italien serait de supprimer les danses d’hommes. A chaque instant se présentent une trentaine de singes, sautant sur leurs talons, s’entremêlant le sabre à la main et s’imaginant nous divertir beaucoup parce qu’ils nous montrent alternativement leur profil droit et gauche. Mais occupons-nous de Floreska. L’héroïne est une jeune dame polonaise, mariée à Edwinski, un fort grand seigneur tout couvert de plumes. Le ciel a béni leur union en leur accordant un petit enfant blond admirablement frisé, véritable chérubin destiné à d’étranges vicissitudes. Au premier acte, on danse ; des feux de bivouac annoncent que tout à l’heure on se battra. En effet, le cruel Zamoski, autre seigneur, ennemi des jeunes époux, s’avance avec ses troupes. On court aux armes ; on va chercher des sabres très recourbés et on danse un dernier pas avant de livrer bataille, tandis que Floreska et son mari se font de tendres adieux. Le signal du combat est donné ; la mêlée s’engage ; Zamoski est mis en fuite mais la pauvre Floreska, tombée dans une embuscade, est emmenée avec son enfant. Le mari, au désespoir, veut se tuer d’abord, puis il change d’idée et court après les ravisseurs.

Au second acte, nous sommes dans le château de Zamoski, homme de six pieds, œil flamboyant, longue barbe, pantalon collant d’un rouge féroce. Aussitôt que ce tyran, peu délicat, aperçoit sa belle prisonnière, il se donne de grands coups de poing à s’enfoncer la poitrine pour exprimer qu’il devient subitement amoureux d’elle ; il passe neuf fois la main dans ses cheveux pour faire entendre que sa raison s’égare ; puis il arpente la scène à une vitesse incroyable en décrivant, autour de la dame, des cercles de plus en plus étroits. Vainement Floreska se jette à ses genoux ; il lui répond par un grincement de dents. Elle lui oppose son enfant ; il saisit l’enfant, le lance à son confident qui le jette à un autre soldat et, en une seconde, le pauvre bambin va rebondir, de main en main jusqu’au fond du théâtre. Le tyran s’irrite de l’opposition. Bientôt il n’a plus d’humain que ses gants blancs et l’héroïne va être dévorée, lorsque la mère de Zamoski paraît et prend l’infortunée sous sa protection. Cet incident n’arrête que pour un instant la violence de ce forcené. Il témoigne son hésitation et sa contrariété par l’écart prodigieux de ses jambes, puis il fait vingt-sept fois le tour du théâtre en moins d’une minute et revient, décidé à passer outre. Alors sa mère, dans l’intention de lui dire : « tue-moi plutôt que de consommer ton crime », le prie de tirer son poignard, lui prend la main armée entre les siennes et, dirigeant la pointe du poignard sur son propre cœur, elle pousse et retire l’instrument dix fois de suite et ils se balancent ainsi, tous deux, comme des pagodes de porcelaine. L’amour triomphe encore dans l’âme du tyran et la mère, poussée à bout, lève ses deux bras en l’air ; un coup de tam-tam part de l’orchestre : c’est la malédiction maternelle. Zamoski, épouvanté, s’allonge comme un serpent ; ses mains atteignent la coulisse et ses pieds sont au milieu de la scène. Floreska, provisoirement sauvée, tombe évanouie par terre. Sur ces entrefaites, un messager arrive ; c’est Edwinski déguisé ; il ne peut plus dissimuler en voyant son épouse dans mouvement ; il se jette sur elle ; on le reconnaît, on l’enchaîne et le voilà dans le fond d’un cachot.

Par un antique usage, le dénouement d’un ballet doit courir la poste. Tout va très vite au troisième acte. Edwinski reçoit, dans sa prison, une visite de sa femme et de son enfant, introduits par la vieille mère qui les protège. Cette bonne dame a une double clef de la cellule du prisonnier ; elle lui ouvre la porte et il peut embrasser tout ce qu’il aime. Cependant Zamoski entre précipitamment, il cherche sa victime. Sa mère l’enferme dans la cellule et on s’enfuit. Le décor change subitement. Edwinski, coiffé d’un panache gigantesque, livre un nouveau combat. On s’attaque le plus vite qu’on peut, le tyran est tué en un clin d’œil ; on se retrouve rapidement, on s’embrasse au galop, on se caresse à franc étrier, on se réjouit à bride abattue, on danse à toutes jambes, on se félicite avec impétuosité, on remercie le ciel à tire d’aile, l’orchestre précipite la mesure, frappe brusquement l’accord final et la toile tombe comme la foudre. Tel est le ballet italien.

On croira sans peine que, plus tard, j’ai dû voir d’autres ballets plus beaux, plus animés encore que celui-ci. Mais j’étais à mon début et jamais aucune autre caverne, jamais d’autres brigands, ni héroïnes de satin blanc, ni petits enfants frisés, ni tyrans peu délicats ne m’ont fait autant d’impression que ceux de Floreska. Je puis me flatter d’avoir été, à la première représentation de ce ballet, le spectateur le plus neuf et le moins blasé de toute la salle. Par la suite, étant habitué au climat, nourri de macaroni et rafraîchi par l’eau à la neige et la limonade, je perdis ce sentiment du ridicule qu’on respire avec notre brouillard humorique ; le tyran m’effraya, l’héroïne m’intéressa ; l’enfant me fit sourire et je ne pénétrai plus dans les cavernes qu’avec un movimento di orrore et tutto tremente di paura.