Voyage en Italie/Lettre troisième à M. Joubert

Lettre troisième à M. Joubert

Rome, 27 juin au soir, en arrivant, 1803.

M’y voilà enfin ! toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu ; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence ? n’ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’ État romain ? Pourquoi ces créatures voyagent-elles ? Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte à la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs !

28 juin, onze heures du soir.

J’ai couru tout ce jour, veille de la fête de saint Pierre. J’ai déjà vu le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane, le château Saint-Ange, Saint-Pierre ; que sais-je ! j’ai vu l’illumination et le feu d’artifice qui annoncent pour demain la grande cérémonie consacrée au prince des apôtres : tandis qu’on prétendait me faire admirer un feu placé au haut du Vatican, je regardais l’effet de la lune sur le Tibre ; sur ces maisons romaines, sur ces ruines qui pendent ici de toutes parts.

29 juin.

Je sors de l’office à Saint-Pierre. Le pape a une figure admirable : pâle, triste, religieux, toutes les tribulations de l’Église sont sur son front. La cérémonie était superbe ; dans quelques moments surtout elle était étonnante ; mais chant médiocre, église déserte ; point de peuple.

3 juillet 1803.

Je ne sais si tous ces bouts de ligne finiront par faire une lettre. Je serais honteux, mon cher ami, de vous dire si peu de chose, si je ne voulais, avant d’essayer de peindre les objets, y voir un peu plus clair. Malheureusement j’entrevois déjà que la seconde Rome tombe à son tour : tout finit.

Sa Sainteté m’a reçu hier ; elle m’a fait asseoir auprès d’elle de la manière la plus affectueuse. Elle m’a montré obligeamment qu’elle lisait le Génie du Christianisme, dont elle avait un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat et un prince plus simple : ne me prenez pas pour Mme de Sévigné. Le secrétaire d’État, le cardinal Gonsalvi, est un homme d’un esprit fin et d’un caractère modéré. Adieu ! Il faut pourtant mettre tous ces petits papiers à la poste.