Voyage en Asie (Duret 1871)/Le Japon/08

Michel Lévy (p. 57-63).


VIII

OSACA


Retour à Osaca. — Le grand Bouddha de Nara. — Coryama, ville de daïmio. — Nous sommes l’objet d’une grande curiosité.
Janvier 1872.


De Kioto, pour retourner à Osaca, nous avons pris une direction nouvelle ; après avoir vu se reformer autour de nous tout un cortège, nous avons suivi la route de terre en passant par Oudgi, Nara, Coryama et Sakaï. Le Yamato et le Kavadsi que nous traversons sont parmi les provinces les plus riches et les plus peuplées du Japon, et Nara, avant Kioto a servi de résidence au mikado. Toute la contrée est cultivée avec le plus grand soin ; pas un coin de terre qui ne soit remué et travaillé. Ici, comme pour toutes choses, le travail de l’homme fait seul tous les frais ; c’est à peine si une imparfaite charrue, traînée par un seul buffle, apparaît de temps en temps. L’agriculture japonaise ressemble à un grand travail d’horticulture exigeant une immense somme de labeur humain. Le système agricole du pays est fort simple ; il paraît cependant bien entendu. Le sol du Japon se compose alternativement de plaines et de montagnes. La montagne, impropre à la culture, est réservée au bois, et en effet, toutes les hauteurs du Japon sont couvertes de bois de pins. A la plaine, la montagne fournit l’eau, et celle-ci, répandue par un système général d’irrigation, permet de couvrir le terrain des rizières. Le riz constitue ainsi la base de l’agriculture. Les terres qui ne peuvent être irriguées sont réservées au mûrier et au thé. Il n’y a point de troupeaux, et les prairies sont inconnues.

Au départ de Kioto, notre première étape était à Oudgi. Les plateaux qui entourent Oudgi produisent le meilleur thé du Japon. L’arbre à thé se plante ici en rangs réguliers, comme la vigne ; on le taille de façon à en faire un petit buisson arrondi. Autour d’Oudgi, les buissons à thé couvrent toute la campagne d’un tapis d’une verdure d’émeraude.

Nara marque la fin de notre seconde étape. C’est une vieille ville, anciennement capitale, qui n’a presque rien gardé de son antique grandeur ; la plupart des espaces occupés autrefois par ses temples sont maintenant vides et abandonnés. Ces espaces et les environs sont peuplés de cerfs qui errent en pleine liberté ; on les voit venir, jusque dans les rues de la ville, prendre aux portes la nourriture qui leur est offerte. Nous leur présentons nous-mêmes du pain et des gâteaux, qu’ils nous mangent familièrement dans la main.

A Nara, tous les temples ne sont cependant point détruits ; il en est entre autres un fort grand, qui a gardé sa splendeur primitive. Il sert d’abri à un gigantesque Bouddha de bronze, le plus grand de tout le Japon. Ce Bouddha a cinquante pieds de haut ; il est assis, les jambes croisées sous lui, sur une énorme fleur de lotus à double rang de pétales, également en bronze. Cette fleur a les dimensions d’un cirque ; en faire le tour est un petit voyage. Le Bouddha de Kamakoura, près de Yokohama, que nous connaissons, est moins haut que celui de Nara, mais, par sa pose et son geste différents, il parait surtout beaucoup moins colossal. Qu’on ne s’imagine point du reste une statue n’ayant d’autre mérite que ses dimensions : tout au contraire, nous sommes en face d’une véritable œuvre d’art. Le colosse a la main droite étendue, relevée, les doigts en l’air, la paume vue de face ; la main gauche est posée à plat, un peu en avant sur les genoux, la paume tournée en haut. La tête est moins vieille que le corps même de la statue, ayant dû être refaite, il y a un siècle, à la suite d’un incendie. Elle est moins heureuse de forme que celle du Bouddha de Kamakoura : mais on n’y retrouve pas moins, avec un grand cachet de simplicité, l’expression obligée de calme et d’abstraction que comporte le type de Bouddha. Ce colosse produit une grande impression quand on le découvre pour la première fois, et l’impression ne fait que grandir à mesure qu’on l’étudie et qu’on tourne autour.

Nara est situé au pied des montagnes, et lorsqu’on en sort dans la direction de Sakaï, on s’engage dans une vaste plaine couverte de cultures. Le pays est très-peuplé ; sur la route est une succession de villages, puis vient Coryama, que l’on traverse dans toute sa longueur et qui paraît interminable. Coryama était une ville de daïmio. Son château avec fossés et solides murailles est là pour l’attester. Mais la dernière révolution a mis le daïmio hors de sa forteresse, et nous trouvons celle-ci occupée par les troupes du mikado. Du reste, nous avons un témoignage encore plus sensible, s’il se peut, de la chute du seigneur féodal et de la disparition de sa puissance. En traversant Coryama, nous trouvons toutes les boutiques remplies des canons, fusils, sabres et cuirasses dont étaient autrefois armés ses soldats. Tout un arsenal de vieilles armures et d’antiques engins, offert et mis en vente, nous passe ainsi sous les yeux.

Cependant, si le pays que nous traversons nous intéresse et excite notre curiosité, ce n’est presque rien en comparaison de la curiosité que nous excitons nous-mémes. D’Oudgi à Nara, les habitants sortent en foule de leurs maisons pour nous regarder passer ; ils nous attendent à l’entrée des villages et à la traversée des rivières. A partir de Nara, la curiosité, s’il se peut, est encore plus grande. Nous voyons les paysans descendre partout des montagnes et quitter le travail des champs pour accourir à notre rencontre, A Coryama, toute la ville est en l’air : les magistrats du lieu viennent au-devant de nous, et, pour nous frayer passage, mettent en tête de notre petite colonne quelque chose comme le commissaire de police. C’est un homme d’une belle prestance, avec un sabre à la ceinture. Il nous précède et écarte la foule avec une dignité et un air de l’importance de sa mission qui ne manquent point de nous faire sourire. Ceci, qui nous rappelle ce que nous avons vu si souvent en France, nous prouve une fois de plus que l’homme au fond est à peu près le même partout. Je ne sais si c’est là la réflexion que font les Japonais qui contemplent des Européens pour la première fois ; dans tous les cas, ce qui semble les étonner beaucoup c’est notre barbe, et à voir la frayeur des petites filles, qui, lorsque nous passons près d’elles, rentrent précipitamment dans les maisons, je suis certain que notre face barbue nous donne l’apparence de croquemitaines, par comparaison avec les visages rasés du Japon.

Nous restons ainsi plusieurs jours à l’état de bêtes curieuses, mais point trop importunés ; car, si la curiosité est grande, ce n’est jamais que de la curiosité. Pas le moindre signe d’hostilité ou d’éloignement ; au contraire, de la part de tous, de la politesse et des prévenances. Aussi n’est-ce point sans un serrement de cœur qu’en arrivant à Sakaï, nous découvrons au loin la pagode d’Osaca, où sera le terme de notre vovage, et, tout à fait à l’horizon, l’entrée de la mer intérieure, qui est la porte par laquelle nous allons sortir du pays. L’approche des adieux, qui, dans la vie du voyageur, produit toujours une certaine impression de tristesse, nous paraît particulièrement triste aujourd’hui, qu’il nous faut quitter ce beau pays du Japon et ce peuple japonais, si gai, si aimable, si sympathique.