Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/03

Michel Lévy (p. 79-86).


III

NANKIN


Nankin détruite par les Taë-Pings. — La tour de porcelaine, un amas de décombres. — Les Taë-Pings. — Ils établissent le siége de leur empire à Nankin. — Ils sont exterminés par les Impériaux.
Février 1872.


On monte et on descend le Yang-Tse, entre Shanghaï et Han-Kau, sur de grands bateaux à vapeur construits sur le modèle de ceux qui sillonnent les rivières d’Amérique. Il y a des services réguliers, plusieurs départs dans chaque sens par semaine. On fait ainsi commodément toutes les escales du fleuve.

En descendant le Yang-Tse, venant d’Han-Kau, les hautes murailles qui ceignent la ville de Nankin se découvrent de loin. Elles s’élèvent de la plaine basse et gravissent une série de collines qui dominent le cours du fleuve. Le tracé des murs se détourne un peu avant d’atteindre le Yang-Tse, laissant entre la ville et lui un espace libre sur lequel est bâti le village de Tcha-Kiang, où l’on débarque. On traverse le village, on franchit la porte voûtée percée dans la muraille, et on se trouve dans l’enceinte de Nankin.

Mais de ville, point ; on ne découvre qu’un vaste espace nu, qu’un désert, que ferment devant soi de petites collines ondulées. On se met en marche, et au bout d’une lieue, arrivé au sommet des collines qui, à l’entrée dans les murs, bornaient l’horizon, on découvre un second espace, et non plus vide et nu, mais cette fois-ci couvert de ruines et de débris. Voilà aujourd’hui le premier aspect de ce qui fut Nankin, et à ce spectacle on s’explique, par un exemple frappant, la ruine de tant de villes d’Asie qui, après avoir été capitales de grands empires, n’ont plus leur emplacement marqué que par quelques briques éparses sur le sol.

Nankin a été la capitale de la Chine au commencement de la dynastie des Mings, Lorsque les Mings l’eurent quittée pour se transporter à Pékin, elle n’en conserva pas moins une véritable importance politique, en servant de résidence à un vice-roi chargé du gouvernement de trois provinces. Son enceinte est la plus vaste des villes de Chine, y compris Pékin. Ses murs ont trente-sept kilomètres de tour ; seuls, de toutes les anciennes constructions de la ville, ils restent aujourd’hui debout et intacts. Quant à l’ancien Nankin, c’est à peine si on découvre de lui quelque pan de mur se tenant encore debout au milieu des décombres.

La fameuse tour de porcelaine a partagé le sort commun, elle a été détruite par les Taë-Pings, et ses neuf étages écroulés ne forment plus qu’un monticule de débris. Je me rappelle que, dans mon enfance, cet édifice était un des objets merveilleux qui hantaient mon imagination ; il me faut bien reconnaître que les frais que mon imagination avait faits à son égard ne reposaient sur rien de réel. La porcelaine était ce qui entrait le moins dans sa construction : elle n’y figurait qu’à l’état de revêtement tout à fait partiel et par minces cordons. Parmi les ruines de la tour on ne voit guère que des briques communes et grossières, du genre de celles qui par tout pays servent à construire les tuyaux de cheminée. Aucun fragment de porcelaine n’est visible, et, pour avoir chance d’en trouver, il faudrait, paraît-il, fouiller profondément la masse des débris. Nous nous contentons d’acquérir, à titre de curiosité, une ou deux briquettes de porcelaine ayant autrefois fait partie de la tour, qu’on nous apporte, C’est le dernier coup porté à mes illusions.

En continuant jusqu’à la partie sud de la ville, on arrive à une seconde enceinte de murailles. C’est là qu’était anciennement le palais des Mings. La destruction de ce côté a été, s’il se peut, plus complète que partout ailleurs, et il ne reste absolument rien des vieilles constructions impériales. De tant de dévastations, les colosses de pierre placés en dehors des murs, devant les tombeaux des Mings, ont à peu près seuls survécu. Les constructions des tombeaux sont elles-mêmes fort endommagées, mais les colosses d’hommes et d’animaux qui les précèdent se détachent encore, dans toute leur grandeur, sur la campagne inculte et déserte.

Toutes ces ruines ont été accumulées pendant la guerre entre les Taë-Pings et les Impériaux. Nankin, prise deux fois, a été détruite deux fois. Mais, pendant les dix ans et plus que cette guerre a duré, la ruine de Nankin n’est qu’un épisode des destructions vraiment gigantesques qui ont eu lieu sur les deux rives du Yang-Tse. La partie la plus riche de la Chine a été tout entière ruinée, dévastée, dépeuplée. Le nombre d’êtres humains qui y ont péri par le fer et la misère est énorme, et, de quelque manière qu’on le suppute, atteint certainement plusieurs millions. Les villes les plus belles et les plus grandes, les centres de l’administration ou des plaisirs, comme Sou-Chau et Han-Chau, ou du commerce, comme Ching-Kiang et Yang-Chau, ont été détruits à l’égal de Nankin et réduits comme elle à des amas de décombres. Les Taë-Pings avaient cependant commencé par faire une guerre assez régulière, et on avait pu croire pendant un moment qu’ils seraient capables de fonder un gouvernement ; mais plus tard ils en étaient venus à ne rien ménager et à tout détruire sur leur passage, les hommes et les choses. Voici du reste un aperçu de leur carrière :

Les Taë-Pings ont fait irruption en 1852, de la province du Kouang-Si au sud de la Chine, ayant à leur tête Houng-tse-syuen. Ce Houng-tse-syuen, après la lecture de certains livres chrétiens et des rapports plus ou moins directs avec des missionnaires protestants, s’était fait l’initiateur d’une nouvelle religion, qu’il prétendait être une forme du christianisme ou quelque chose s’en rapprochant. Les gens à la tête desquels il apparaisait étaient les convertis que sa prédication avait faits, et ainsi la rébellion des Taë-Pings avait un caractère à la fois religieux et politique : religieux, la substitution d’une religion nouvelle aux anciennes croyances et particulièrement au bouddhisme ; politique, l’expulsion de la dynastie mandchoue et la substitution à l’empereur à ce moment régnant d’un empereur nouveau, Houng-tse-syuen lui-même.

On ne pense pas que les premiers Taë-Pings, venus du Kouang-Si avec Houng-tse-syuen, aient dépassé dix à quinze mille, et cependant ils marchent tout d’abord de succès en succès. Ils couronnent leurs victoires par la prise de Nankin en 1853. Nankin devient alors leur grand centre d’action ; ils en font leur capitale, et Houng-tse-syuen, qui se fait appeler le Prince Céleste, s’y bâtit un palais. Ce moment marque de près l’apogée de leur puissance. Des éléments nouveaux et dissolvants paraissent alors s’être mêlés aux premiers sectaires fanatiques plus ou moins sincères ; à partir de ce jour, plus les Taë-Pings iront en avant, plus ils prendront le caractère de pillards.

De Nankin, les Taë-Pings se lancent vers le nord et vers l’est. Ils arrivent au nord jusque dans le voisinage de Tien-Tsin, non loin de Pékin ; après quoi ils échouent et sont successivement refoulés par les Impériaux, d’abord sur le fleuve Jaune, puis sur le Yang-Tse. Dans l’est, ils prennent les deux grandes villes de Sou-Chau et de Han-Chau, mais ils sont arrêtés en face de Shanghaï par les Anglo-Français. Ceux-ci, passant bientôt contre eux à l’offensive et sortant de Shanghaï, leur reprennent une partie des villes qu’ils avaient conquises dans cette direction. Ainsi refoulés du côté du nord et de l’est, les Taë-Pings voient se resserrer de plus en plus le cercle qu’ils occupaient autour de Nankin. Ils sont à la fin assiégés dans cette ville même par l’armée impériale, qui s’en empare en 1864. La prise de Nankin par les Impériaux marque la fin des Taë-Pings, le dernier acte du drame étant un massacre en grand des prisonniers taë-pings, selon la pure tradition tartare, qui fait consister la guerre non point seulement à vaincre l’armée ennemie, mais à l’exterminer.

Aujourd’hui les Taë-Pings ont disparu, mais à Nankin les ruines amoncelées par eux et par leurs vainqueurs couvrent encore le sol. Les anciens habitants de la ville, décimés par le fer, l’exil, la misère, ne reviennent que peu nombreux. On voit bien dans un coin de l’immense enceinte surgir une ville nouvelle ; toutefois elle n’occupe encore qu’une faible partie de l’ancienne, et il n’est guère probable que Nankin se relève jamais assez pour être autre chose qu’une ville de ruines.