Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/01

Michel Lévy (p. 65-69).


I

SHANGHAI


Arrivée à Shanghaï. — Le Yang-Tse. — Les Européens à Shanghaï. — Leur commerce avec la Chine.
Février 1872.


Le contraste le plus complet attend le voyageur qui, venant du Japon, arrive en Chine par Shanghaï. Il a traversé la mer intérieure du Japon, toute bordée de magnifiques montagnes, il vient de quitter Nagasaki, entourée de hauteurs pittoresques et charmantes, et il aborde une côte absolument plate, à peine visible, dont la ligne monotone n’offre à la vue que quelques arbres rabougris. Au Japon, il était dans des eaux bleues ; ici, à cent milles au large, la mer commence à jaunir, et dans le Yang-Tse il n’y a plus que des eaux troubles et boueuses. Cependant le Yang-Tse impressionne tout d’abord par sa grandeur. C’est un des plus grands fleuves du monde ; sorti du Thibet, il traverse la Chine dans toute sa largeur. À son embouchure, il roule un énorme volume d’eau, et teint toute la mer de sa couleur. Ce sont les dépôts apportés par lui et lentement accumulés qui ont formé le pays ; la terre, tant elle est basse, paraît encore imparfaitement dégagée de ses eaux. Sur les deux rives du Yang-Tse, le pays est coupé de canaux et de cours d’eau ; à gauche en venant de la mer, se trouve une rivière particulièrement large et profonde, le Whampou, sur laquelle est situé Shanghaï.

Shanghaï est la métropole du commerce européen en Chine. Shanghaï a depuis longtemps dépassé, comme chiffre d’affaires, tous les autres ports. Sa prospérité croît sans cesse ; il est vrai que sa situation est sans rivale. À l’embouchure du Yang-Tse, elle monopolise les affaires qui, par ce fleuve et ses affluents, se font avec l’intérieur, de même qu’elle sert de point de distribution pour les ports du nord. Shanghaï possède tout l’outillage des plus grands centres commerciaux d’Europe. Les grandes banques, les grandes compagnies de navigation, de télégraphie, les sociétés d’assurances y sont au service de maisons de commerce nombreuses et puissantes.

Quand on arrive à Shanghaï, que de loin on découvre sa rivière, couverte de navires à vapeur, qu’on voit se développer en fer à cheval un quai bordé de magnifiques maisons, on se demande si l’on est bien véritablement en Chine et à l’extrémité de l’Asie ; et de fait à Shanghaï on est aussi peu en Chine que possible. Ce n’est pas qu’en haut de la rivière, à côté de la colonie européenne, il n’y ait une ville chinoise à laquelle on donne même deux ou trois cent mille habitants ; mais on ne s’aperçoit presque point de son existence, car personne n’y va. Les Européens restent dans leur propre ville, dont les rues vastes et spacieuses, les maisons avec cours et jardins, leur donnent tout l’espace nécessaire pour se mouvoir. On ne trouve la Chine au milieu des Européens que sous la forme d’une multitude de gens de service entretenus par eux, compradores, coulies, porteurs, bateliers, domestiques de tout genre et de tout ordre.

Ce sont les Anglais qui dominent à Shanghaï, comme dans tous les ports de Chine. Leur langue est en usage général et sert pour ainsi dire de langue commune aux hommes des diverses nationalités. L’influence prépondérante qu’ont ici les Anglais, ils la doivent à leur commerce ; ils ont en effet dans la main la plus grande partie des affaires.

Le commerce de la Chine avec le dehors est arrivé à prendre des développements considérables. Dans l’avenir, il grandira encore sans doute. Cependant il n’est guère probable que les échanges avec la Chine atteignent jamais les proportions que rêvent certains esprits. La Chine, comme tous les pays d’Asie, est un pays pauvre ; il n’y a pas de pays en Europe, pour arriéré qu’il soit, qui, comme puissance de production et comme richesse accumulée, ne soit en dehors de toute comparaison avec elle. Le Chinois a peu de besoins, il produit peu et consomme peu ; c’est un mauvais client pour l’Européen, qui, lui, produit beaucoup, qui consomme beaucoup et qui a toutes sortes de besoins. Telles que les choses se passent, la Chine n’a à donner à l’Europe que deux produits de son sol : le thé et la soie, et celle-ci lui en achète tous les jours davantage. En échange, le Chinois n’a presque aucune envie de la masse de choses que l’Européen fabrique et qu’il peut offrir ; aussi ne prend-il guère au dehors que des métaux, des tissus de laine et de coton, et avec cela du poison, de l’opium.